Julius Nyerere dans la bagarre rwandaise

Chris Katoto Montréal, le 10/05/2021

Introduction

Trente ans après, d’aucun continuent à lire le drame rwandais à travers la grille d’une guerre civile qui, en définitive, n’en était pas une. Certes, la société rwandaise connaissait des contradictions séculaires entre ses composantes ethniques. Cependant, celles-ci à elles seules ne suffisent pas pour expliquer l’ampleur de la tragédie. En effet, tapis dans l’ombre, des acteurs extérieurs intéressés ont utilisé l’antagonisme bien réel entre les protagonistes internes et les ont exploités à leurs propres fins.

Le rôle de l’Ouganda dans cette tragédie a été souligné dès le début du conflit. Il ne nous semble pas utile d’insister sur ce sujet. En revanche, parmi les acteurs de cette guerre, la Tanzanie a joué un rôle très discret mais très actif.

Le soutien de Julius Nyerere à l’UNaR (devenu RANU, puis FPR) était une constante entre la fin des années 50 et la fin des années 60. Dans les années 1980-1990, tout en jouant le rôle de « médiateur » dans le conflit, la Tanzanie apportait une aide précieuse à l’un des belligérants, le F.P.R (Front Patriotique Rwandais) et à sa branche armée, l’A.P.R (Armée Patriotique Rwandaise). Sa contribution dans la victoire de celui-ci a été décisive. Cette aide a revêtu de multiples formes : appui humain (des combattants), formation des troupes, appui logistique, soutien médiatique, diplomatique et politique.

Pour plus de détails sur le rôle joué par l’Ouganda (Museveni) et la Tanzanie (Nyerere), nous renvoyons le lecteur à deux ouvrages bien documentés :

-Partenariat Intwali, Mémorandum adressé au Conseil de Sécurité des Nations Unies, inédit, février 2008.

-Noël Ndanyuzwe, La guerre mondiale africaine -La conspiration anglo-américaine pour un génocide au Rwanda. Enquête dans les archives secrètes de l'armée ougandaise, éditions Sources du Nil, juin 2016.

Dans ce papier, nous comptons mettre en évidence 3 évènements qui semblent peu connus du public. Deux d’entre eux sont survenus dans les années 1960. Le troisième s’est produit dans les années 1980-90.

1. Qui est Nyerere ?

Né le 13 avril 1922, Julius Kambarage Nyerere a fait des études d’enseignant. En 1953, il prend la tête de la TAA1. L’association est rapidement transformée en parti politique, le TANU2 et revendique l’indépendance. Cette ancienne colonie britannique accédera à sa souveraineté le 9 décembre 1961. Julius Nyerere est pendant un temps Premier ministre. Cependant, à la suite des élections de décembre 1962, il devient le premier président de la République du Tanganyika.

Le 26 avril 1964, le Tanganyika et Zanzibar fusionnent pour former la République unie de Tanzanie. Nyerere devient le président de l’État nouvellement créé, tandis qu'Abeid Karume, président de Zanzibar, devient le vice-président de la Tanzanie3.

L’homme se présente comme un progressiste. S’inspirant du modèle chinois, il prêche pour un socialisme africain et pour les « Etats-Unis d’Afrique ».

La période comprise entre la fin des années 1950 et le début des années 1960 est caractérisée par la lutte pour l’indépendance dans plusieurs pays africains. Bien avant l’accession du Tanganyika à l’indépendance, Nyerere est en contact étroit avec divers indépendantistes africains : Jomo Kenyatta (Kenya), Nkwame Nkrumah (Ghana), Amilcar Cabral (la Guinée-Bissau et les Îles du Cap-Vert), Sékou Touré (Guinée) ou Patrice Lumumba (RDC). Après l’indépendance, le Tanganyika (puis la Tanzanie) se trouve à l’avant-garde du soutien à plusieurs organisations luttant pour l’indépendance de leurs pays respectifs4. Par ailleurs, Julius Nyerere reçoit de nombreux panafricanistes et anti-impérialistes : Che Guevara, Malcom X, etc. Fait rarissime en pleine guerre froide, l’Occident ne s’offusqua pas trop des amitiés et des activités révolutionnaires de Nyerere. En effet, malgré ses accointances avec ces personnages controversés et à l’appui aux mouvements qualifiés de terroristes par le bloc occidental, la Tanzanie n’a jamais été mise à l’index. Il y a une explication rationnelle à cette bienveillance apparente de l’Occident capitaliste à l’égard des manœuvres révolutionnaires de Nyerere : l’Islam.

En effet, bien que les statiques officielles soient muettes à ce sujet, les musulmans représentent au moins 40% de la population de Tanganyika. Ce taux dépasse 99% sur l’archipel de Zanzibar. Or, plus que le communisme, les Britanniques (et les Occidentaux en général) redoutaient la poussée de l’Islam en Afrique de l’Est. Placés devant un tel choix, les Britanniques ont conclu un marché avec Julius Nyerere bien avant

1 Tanganyika African Association 2 Tanganyika African National Union 3 Voix d'Afrique N°96 4 ANC (République Sud-Africaine), ZANU (Zimbabwe), SWAPO (Namibie), MPLA (Angola) ou le FRELIMO (Mozambique).

l’indépendance de Tanganyika et de Zanzibar. Ils ont promis de laisser Nyerere faire son cirque révolutionnaire5 à condition que celui-ci s’engage à contenir et à combattre le « péril vert».

A cette période charnière, le territoire du Rwanda-Urundi6 sous tutelle belge connaît un bouillonnement. Au Rwanda en particulier, des associations et des partis politiques naissent et animent la vie politique. Cinq d’entre eux joueront un rôle prépondérant : l’APROSOMA, le MDRPARMEHUTU, l’UNaR, le RADER et l’AREDETWA.

1. APROSOMA : Association pour la Promotion Sociale de la Masse.

Constituée au départ sous forme d’association le 1er septembre 1957, elle devient publiquement un parti politique vers la fin de l’année 1958. Principal leader : Joseph Habyarimana Gitera. Ses membres proviennent majoritairement de l’ethnie hutu. Nous reviendrons sur ce personnage car il va jouer un rôle important dans l’affaire qui nous concerne.

2. MDR-PARMEHUTU: Mouvement Démocratique Républicain, Parti du Mouvement de l’Emancipation du Peuple Hutu

Au départ, il a été constitué sous forme d’association le 01/02/1954 sous l’appelation MSM (Mouvement Social Muhutu). Le 9 octobre 1959, l’association se transforma en parti politique sous le nom de PARMEHUTU. Il sera reconnu officiellement le 18 octobre de la même année. Le 8 mai 1960, le PARMEHUTU devient MDR-PARMEHUTU (Mouvement Démocratique Républicain, Parti du Mouvement de l’Emancipation du Peuple Hutu). Principaux leaders : Grégoire Kayibanda, Balthazar Bicamumpaka, Aloys Munyangaju, Dominique Mbonyumutwa. Ses membres proviennent majoritairement de l’ethnie hutu.

3. UNaR : Union Nationale Rwandaise

Officiellement constitué en septembre 1959, ses membres proviennent presque exclusivement de l’ethnie tutsi.

4. RADER : Rassemblement Démocratique du Rwanda

Fondé le 19 mars 1955, il fut officialisé le 14 décembre 1959. Ses principaux leaders proviennent de l’ethnie tutsi. Il compte d’illustres personnages dans ses rangs à l’instar de l’Abbé Stanislas Bushayija, Lazare Ndazaro, Prosper Bwanakweri, et du prince Etienne Rwigemera. Contrairement aux trois premiers, ce parti n’a pas exercé d’influence notable dans le pays.

5 L’expression est d’un ancien du MI6
6 Territoire sous tutelle belge depuis la fin de la première guerre mondiale.

5. AREDETWA : (Association Rwandaise de Développement des Twa )

Les membres proviennent principalement de l’thnie Twa. Leader principal, Laurent Munyankuge.

A l’étranger, les positionnements respectifs de ces partis politiques ont été diversement perçus par ceux qui ignoraient les réalités du pays (ou ceux qui feignaient de les ignorer au profit d’agendas précis ?). Toutes les formations politiques revendiquaient l’indépendance nationale. Cependant, les divergences portaient essentiellement sur deux points:

-la question sociale ; -la position vis-à-vis des européens (le pouvoir de tutelle et l’Eglise catholique).

A l’exception de l’UNaR, les partis APROSOMA, MDR-PARMEHUTU, RADER et AREDETWA exigeaient des réformes politiques et sociales comme préalables à l’indépendance. Ces revendications sont résumées par Aloys Munyangaju7:

-Protestations contre les discriminations politico-économiques relatives à l’accession aux fonctions publiques. -Protestations contre les discriminations judiciaires relatives à l’exercice de la justice. -Protestations contre les discriminations culturelles relatives au bénéfice de l’enseignement secondaire et supérieur. -Protestations contre les discriminations relatives à la contribution aux charges publiques. -Protestations contre les discriminations relatives à la possession et à l’exploitation des terres agricoles et pastorales. -Protestations contre les discriminations civiles et sociales issues de l’élasticité d’une coutume non codifiée. -Protestations contre l’absence d’une représentation valable dans les conseils indigènes et l’administration centrale du pays.

Ces revendications peuvent paraître banales pour un observateur actuel. Cependant, à l’époque des faits, elles constituaient une véritable révolution. En effet, l’essentiel du pouvoir politique, économique et social était détenu par l’élite tutsi. Or, dans l’ensemble, les Batutsi représentaient à peine 14% de la population. Le reste de la population (c’est à-dire la majeure partie des Batutsi, les Bahutu et les Batwa) étaient réduits à l’état de parias, taillables et corvéables à merci.

7 L’actualité politique au Ruanda, 1959, pp. 16 à 18.

Cette situation préexistait à l’arrivée des Européens. Sous le protectorat allemand (1897-1916), puis sous le mandat et la tutelle belge (19161959), les européens ont appliqué (au Ruanda comme en Urundi) le système de l’administration indirect8. Il consistait à s’appuyer sur le système traditionnel pour gouverner le pays.

Pour sa part, recrutant essentiellement au sein de la « noblesse » tutsi, l’UNaR excelle dans la duplicité et le maniement du double langage. Il tient un discours anticolonial ; il demande l’indépendance immédiate et le départ des Européens. Face aux revendications du Peuple, il répond par le mépris, des invectives et la violence. Par ailleurs, il rejette toute remise en cause des « droits acquis » par les Batutsi sur leurs sujets (Bahutu et Batwa). Le texte suivant illustre ce mépris:

« Ceux qui réclament le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de fraternité. Or, les relations entre nous (Batutsi) et eux (Bahutu) ont été de tout temps jusqu’à présent, basées sur le servage; il n’y a donc entre nous aucun fondement de fraternité. En effet, quelles relations existent entre Batutsi, Bahutu et Batwa ? Les Bahutu prétendent que Batutsi, Bahutu et Batwa sont fils de Kanyarwanda, leur père commun. Peuvent-ils dire avec qui Kanyarwanda les a engendrés, quel est le nom de leur mère et de quelle famille il est ? (…) Nous savons que Kigwa est de loin antérieur à Kanyarwanda et que Kanyarwanda est de loin postérieur à l’existence des trois races Bahutu, Batutsi et Batwa, qu’il a trouvées bien constituées. Comment dès lors peut-il être père de ceux qu’il a trouvé existants ? (….) Constatez donc, s’il vous plaît, de quelle façon nous, Batutsi, pouvons être frères des Bahutu au sein de Kanyarwanda, notre grand-père.

L’histoire dit que Ruganzu a tué beaucoup de « Bahinza » (roitelets). Lui et nos autres rois ont tué des Bahinza et ont ainsi conquis les pays des Bahutu dont ces Bahinza étaient rois. On en trouve tous les détails dans « l’Inganji Kalinga »9. Puisque nos rois ont conquis les pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et ainsi asservi les Bahutu, comment ceux-ci peuvent-

ils prétendre être nos frères ? »10

A l’extérieur, l’UNaR se revendique anti-impérialiste et anticlérical11 avec des accents marxistes. Cela lui permet de gagner la sympathie et la confiance de certains milieux de gauche en Europe occidentale, dans les pays du bloc soviétique, en Chine et, naturellement, en Afrique. En Afrique en particulier, l’UNaR établira d’excellentes relations avec Julius

8 Indirect Rule

9 L’un des nombreux livres de feu Mgr Alexis Kagame, Tutsi de son état et fier de l’être.10 F. Nkundabagenzi, Rwanda Politique 1958-1960, Dossiers du CRIP, 1962, p.35 11 L’aversion de l’UNaR et du FPR culminera vers les années 1990 par la décapitation de l’Eglise (assassinat de 4 Evêques), le massacre de nombreux prêtres et religieux ainsi que l’assassinat de milliers de personnes réfugiées dans des Eglises. Grâce à ses commanditaires et aux medias à la solde de ceux-ci, ces crimes seront tous mis sur le dos de la partie gouvernementale !

Nyerere (Tanganyika) et Patrice Lumumba (RDC). Par la suite, ces sympathies s’avèreront très utiles lors de la lutte armée lancée par le mouvement Inyenzi, branche armée de l’UNaR en 1961.

En réalité, la revendication (du roi Mutara Rudahigwa et de son parti UNaR) d’une indépendance immédiate cachait un agenda inavouable. En effet, ceux-ci envisageaient et préparaient la répression des forces contestataires une fois l’administration belge partie.

Cependant, la situation tourna au vinaigre pour l’UNaR et les tenants de la monarchie nyiginya. Sans entrer dans les détails, voici quelques évènements clés12 :

-Le 11 février 1959 : Lettre Pastorale (Super Omnia Caritas) de Monseigneur Perraudin, Vicaire Apostorique de Kabgayi, à l’occasion du Carême de 1959. Cette lettre appelle les chrétiens catholiques du Rwanda à faire preuve de plus de charité, d'équité et de justice sociale dans la lutte pour le partage du "patrimoine" commun des banyarwanda.

-Le 25 juillet 1959 : décès inopiné du mwami Mutara III Rudahigwa. Intronisation irrégulière de Kigeli V Ndahindurwa (coup d’Etat de Mwima).

-Le 1er novembre 1959 : agression contre Dominique Mbonyumutwa, (membre du parti MDR-PARMEHUTU et sous chef à Ndiza) par des miliciens de l'UNaR13 après la messe de la tout-Saint à Byimana. Cette attaque fait suite à de nombreux assassinats programmés des membres de l’opposition (Secyugu, Polepole, etc). Excédée, la population riposte. Des affrontements s’en suivent et embrasent tout le pays.

-Les 7 et 8 novembre 1959 : le mwami Ndahindurwa (Kigeli V) dirige une réunion qui décrète la chasse à l’élite contestataire et aux opposants.

-Juin 1960 : élections communales. Victoire écrasante des partis d’opposition. Défaite cinglante de l’UNaR (56 sièges sur 3.125, soit 1,7%).

-Juillet 1960 : le mwami Ndahindurwa se rend en Belgique pour négocier une éventuelle réorganisation des élections communales ; sa demande fut rejetée.

-Le 26 octobre 1960 : suite à l’absence prolongée de Ndahindurwa (de juillet à Octobre 1960) et pour éviter le vide institutionnel en ces périodes troubles, la tutelle décide de mettre en place un gouvernement provisoire. Celui-ci regroupe tous les partis qui avaient participé aux élections communales de juin 1960.

-Le 28 janvier 1961 : lors de leur entrée en fonction, les élus locaux de juin-juillet 1960 (Bourgmestres et Conseillers communaux) se

12 Harroy JP, Rwanda. De la Féodalité à la démocratie, 1955-1962, Bruxelles 1984 13 Ingangurarugo et Abashyirahamwe

rassemblent à Gitarama. Ils proclament la République et la fin de la monarchie. -Mars 1961 : émergence du mouvement Inyenzi (Ingangurarugo ziYEmeje kuba ingeNZI).

-Le 25 septembre 1961 : organisation d’un référendum (Kamarampaka). Suite aux plaintes des tenants de la monarchie, l'ONU décide d’organiser et de superviser une consultation populaire. Défaite cinglante de l’UNaR. La population vote massivement contre la monarchie et pour la République : 79,80%14.

La date du 25 septembre 1961 marque la fin de la monarchie féodale tutsi nyiginya rwandaise.

Cependant, les membres de l’UNaR ne désarment pas. A partir des pays limitrophes, ils organisent la lutte armée. Comme indiqué dans la brève chronologie ci-dessus, Aloys Ngurumbe et ses compagnons fondent le mouvement Inyenzi le 13/03/1961 à Kizinga (Ouganda).

Dans ce contexte de turbulences politiques au Rwanda, Julius Nyerere avait déjà choisi son camp dès la fin des années 50: l’UNaR monarchite et sa branche armée, le mouvement Inyenzi.

2. Manœuvres déstabilisatrices de Nyerere

2.1. Soutien à l’UNaR et à la rébellion Inyenzi

Dès sa constitution, le mouvement Inyenzi bénéficie de l’appui des sympathisants socialistes, communistes et divers leaders indépendantistes africains dont Julius Nyerere. Ainsi, au Tanganyika voisin, les Inyenzi sont accueillis en « camarades ». Ils y côtoient des combattants de l’ANC (République Su-Africaine), du FRELIMO (Mozambique), de l’Angola (MPLA) et de la RD Congo (des Mulélistes et des Lumumbistes). Ils seront formés sur place notamment par des instructeurs cubains et ou chinois. D’autres partiront parachever leur formation à l’étranger (en Chine ou à Cuba).

2.2. Constitution d’un cartel antirépublicain

Afin d’allier la lutte armée à la lutte politique, le président Nyerere eut une idée de génie : retourner Joseph Habyarimana Gitera ! Par cet acte, Nyerere comptait s’appuyer sur l’opposition intérieure pour fragiliser le

14 Répartition des sièges à l’Assemblée Nationale : -PARMEHUTU : 35 sièges sur 44 (79,54%) -UNAR : 7 sièges sur 44 (15,90%) -APROSOMA : 1 siège sur 44 (2,27%) -RADER : 1 siège sur 44 (2,27%)

Gouvernement de Kayibanda ; et pour l’abattre en définitive. Ainsi, sous l’instigation de Nyerere, un cartel composé des partis RADER, APROSOMARWANDA-UNION (de Gitera) et UNaR fut constitué le 22 juin 1961. Le Cartel attaque violemment le gouvernement Kayibanda et réclame la constitution d’un gouvernement à base élargie15. Afin de comprendre l’intérêt que Nyerere et l’UNaR portaient à Gitera, il importe de rappeler brièvement le parcours de ce dernier.

Joseph Habyarimanan Gitera est né le 12.08.192016 à Kinteko (Save, Bwanamukali, Butare). Après ses études secondaires au Petit Séminaire de Kabgayi (1932-1938), il entre au Grand Séminaire de Nyakibanda en Septembre 1938. Presque à la fin de se études, il fut viré du Grand séminaire car, semble-t-il, son caractère révolutionnaire effrayait les responsables de l’Église catholique.

Il trouve son premier emploi à l’Economat Général d’Astrida (Butare). En 1951, il se lance dans les affaires: extraction du sable, fabrication de briques et de tuiles, travaux de construction.

En date du 01/02/1954, avec un groupe d’intellectuels, Joseph Gitera fonde une association, le M.S.M (le Mouvement Social Muhutu). Il en assume la Présidence tandis que Grégoire Kayibanda en devient le porte-parole. D’après ses initiateurs, l’Association a pour but, notamment de:

« Relever la situation sociale, familiale, économique, culturelle et politique des Bahuttu, en les aidant à travailler positivement et collectivement à la promotion intégrale de leur caste (la sous population caste Hutu) ».

En 1957, il fonde deux cercles de réflexion ; l’un à Butare et l’autre à Save.

Le 24/03/1957, il cosigne le manifeste des Bahutu17. Réagissant à la « mise au point » du Conseil Supérieur du Pays (C.S.P)18, les auteurs de la note dénoncent le monopole politique, économique et social exercé par la « race tutsi ». Un mois plus tôt (le 22/02/1957), le CSP avait adressé une « mise au point » à la mission de visite des Nations Unies niant l’existence d’une répartition ethnique du pouvoir et exigeant l’indépendance rapide du pays.

Le 1er novembre 1957, Joseph Habyarimana Gitera quitte le MSM et crée l’Association pour la Promotion Sociale de la Masse (APROSOMA), qu’il dote d’un organe de presse « Ijwi rya rubanda rugufi », la voix du menu peuple.

15 Antoine Théophile Nyetera, De la Lance à la Kalachnikov, Relations socio-politiques entre Hutu et Tutsi duRwanda, de l’ère précoloniale à nos jours, Bruxelles, 2005, inédit.16 D’autres sources avancent la date du 12.08.1919
17 Note sur l’aspect social de la question raciale indigène.
18 Composition du Conseil Supérieur du Pays (CSP) : 29 Tutsi (90,6%) et 3 Hutu (9,4%).

Lors des élections de juin 1960, son parti (APROSOMA) décrocha 233 sièges sur 3.125, soit 7,4%. Il sera nommé président du Conseil provisoire en Octobre 1960.

Après la proclamation de la République le 28.01.1961, il assumera la présidence de la première Assemblée Législative. Toutefois, suite à ses bisbilles avec Grégoire Kayibanda, il en démissionnera en février 1961 pour revenir à ses affaires ; mais pas pour longtemps. En effet, comme nous l’avons vu supra, Gitera se rapproche de l’opposition et, le 22 juin 1961, constitue un cartel composé des partis Rader, Aprosoma-Rwanda-Union et UNaR.

2.3. Tentative de débauchage de Gitera

Dès le début de l’année 1962, Gitera reçut plusieurs émissaires de Mwalimu Nyerere, alors premier ministre de Tanganyika. La plupart des intermédiaires provenaient des milieux arabo-swahili d’Astrida, de Nyanza et de Bujumbura. D’autres émissaires provenaient du Cartel évoqué supra. Ils avaient gardé un contact permanent avec la branche UNaR (Inyenzi) en exil. Au début du printemps 1962, Gitera se rendit secrètement à Nairobi et à Dar-es-salaam. Il fit plusieurs navettes entre les deux capitales pour négocier avec le Roi et les leaders de l’UNaR. Cependant, les deux parties n’aboutirent pas à un accord leurs positions respectives étant fort éloignées. Il refusa de signer le protocole de collaboration et le communiqué conjoint préparés à cet effet. A son retour au Rwanda, il fut arrêté et inculpé d’intelligence avec l’ennemi. Il était toujours en prison lorsque l’indépendance nationale sera proclamée le 01/07/1962 ; il sera libéré en février 1963.

Malgré l’échec de Nyerere de pousser Gitera dans les bras de l’UNaR, les Inyenzi lancèrent des attaques de grande envergure à partir du mois de mai 196219. Elles s’essoufflèrent en 1967, et s’arrêtèrent vers la fin de l’année 196820.

Plusieurs facteurs auraient contribué à l’échec des Inyenzi : les divisions internes au mouvement, la vaillance de la Garde Nationale, la résistance de la population, l’aide de la coopération belge. Sans nul doute ; cependant, un facteur a été rarement souligné. En effet, face à l’appui (discret mais) massif de la Tanzanie au mouvement Inyenzi, le Président Kayibanda sollicita l’aide de la Belgique pour freiner les ardeurs de Nyerere. La diplomatie belge intercéda auprès des USA qui, à leur tour, intervinrent auprès de la Grande Bretagne21. Sous la pression de la

19 Emmanuel Neretse, Rwanda, des Ex-FAR aux FDRL, l’incroyable histoire de la défaite et de la disparition des Forces Armées Rwandaises, Bruxelles, Editions Scribe, 2020, p.23.20 Témoignage de Aloys Ngurumbe reccueilli par Rangira et Kalinganire, Kanguka n°52, 5ème année, 12 février
1992.
21 Pour rappel, nous sommes en pleine guerre froide et les 3 pays (les USA, la Grande Bretagne et la Belgiquesont membres de l’OTAN).

Grande Bretagne, la Tanzanie mit le holà à ses manœuvres de déstabilisation du Rwanda.

Après l’échec de leurs attaques, certains Inyenzi seront envoyés dans le maquis grossir les rangs des combattants mulélistes (RD Congo) ou mozambicains (FRELIMO). D’autres seront intégrés dans la vie civile. Mais pour Nyerere et ses « camarades », ce n’était que partie remise.

2.4. Débauchage du Colonel Kanyarengwe

En préparant ce papier, nous avons attentivement écouté le podcast de Monsieur Gaspard Musabyimana mise en ligne le 29/10/2020 sur la chaine Youtube INKINGI22.

Dans cette vidéo, Monsieur Musabyimana relate les faits d’armes de feu Madame Aloysie Inyumba. A son actif, celle-ci compterait, entre autre, le recrutement du Colonel Alexis Kanyarengwe dans les rangs du F.P.R (Front Patriotique Rwandais). Il affirme que le Général Fred Rwigema23 aurait tenté de recruter le Colonel Kanyarengwe dès la fondation du FPR en 1987, sans succès. Face à l’échec des nombreux émissaires de celui-ci, Madame Aloysia Inyumba aurait décidé de prendre l’initiative. Sans y croire, Fred Rwigema la laissa entreprendre cette mission de la dernière chance. En avril 1988, elle ramena Kanyarengwe de Morogoro à Kampala à la grande surprise de Rwigema.

Monsieur Musabyimana laisse entendre que le vieux baroudeur aurait succombé aux charmes de la fille d’Eve ! Rien que pour avoir mis la main sur Kanyarengwe, poursuit-il, Madame Inyumba mériterait une médaille !

Notre papier n’a pas pour but de minimiser les mérites de Madame Inyumba24 au service du F.P.R. Il ne vise pas non plus à formuler un quelconque jugement sur la décision geste de Kanyarengwe. Cependant, sur la base des informations recueillies notamment à Kinshasa, à Londres, à Kampala, à Dar-Salaam et à Nairobi, nous souhaiterions simplement donner un autre son de cloche.

D’emblée, nous ne réfutons pas l’hypothèse d’éventuels contacts entre les membres du FPR et Kanyarengwe avant l’allégeance de celui-ci. Néanmoins, il convient de préciser qu’aucune des deux parties ne voulait de cette « alliance » contre nature. En effet, les membres du FPR détestaient Kanyarengwe et celui-ci le leur rendait fort bien. En réalité, les deux parties ont dû se soumettre aux décisions qui les dépassaient.

22 https://www.youtube.com/watch?v=esee4OhpRus
23 Président du FPR (Front Patriotique Rwandais) et Commandant de l’APR (Armée Patriotique Rwandaise).
24 A lépoque des faits, Madame Aloysia Inyumba était trésorière du F.P.R.

Pour rappel, le gros des tutsi rwandais du FPR25 étaient constitué par des réfugiés ou des descendants des Inyenzi (branche armée de l’UNAR) des années 1960. Malgré leur discours moderniste et pseudo-progressiste, ils étaient héritiers de l’idéologie de l’UNaR et du mouvement Inyenzi. Au-delà de leur programme accrocheur en 8 points destiné à leurrer les nigauds, leur véritable objectif demeurait invariable: remettre le Rwanda à l’endroit. Pour les non initiés, cela signifiait le renversement de l’ordre instauré par la Révolution de 1959 et le retour à l’âge d’or préexistant à l’arrivée des Bazungu (les Blancs) au Rwanda.

Il importe de préciser que ni l’UNaR (Inyenzi), ni le FPR (Inkotanyi) n’ont jamais reconnu les institutions issues de la Révolution de 1959, ni l’indépendance du Rwanda. Pour eux, tous les malheurs du Rwanda viennent des Bazungu (les Européens). Avant l’arrivée de ceux-ci, les ethnies n’existaient pas, la concorde était totale au sein de la population. Le Rwanda était un pays où coulaient le lait et le miel ; un paradis sur terre en somme. Le chambardement et les tensions ethniques ont été créés par les Européens. Ils ont utilisé un groupe de rwandais stupides et corrompus26 (les Hutu) pour renverser les institutions légitimes (monarchie tutsi-nyiginya). C’est à ces abrutis que les colonisateurs ont accordé une indépendance de façade le 01/07/1962.

A l’instar des Inyenzi des années 1960, les Inkotanyi présentaient leur combat comme une lutte pour la libération du Rwanda d’une occupation étrangère ! Paul Kagame l’a rappelé il y a un peu plus de 3 ans dans son discours du 27/07/2017 à Karongi. En effet, en pleine campagne « électorale » pour son troisième mandat, le boucher de la Région des Grands lacs a déclaré en substance :

« …… guhera igihe cy’ubukoroni. Aliko, mbere y’aho, mbere y’ubukoronibyali na byiza kurusha uko byabaye nyuma y’ubukoroni. Abanyarwanda bali abanyarwanda balibafite umuco, bafite igihugi cyabo. Bumva koigihugu ali icyabo. Aliko haza ubukoroni. Bumvisha Abanyarwanda koigihugu atali icyabo, ahubwo hali ababacumbikiye, bagomba kubagabulira,bagomba kubabwira ibyo gukora n’ibindi.

Ntabwo hashize imyaka myinshi igihugu cyongeye kuba icy’Abanyarwanda.Ibyo rero byo kugira igihugu kikaba icya banyira cyo Abanyarwanda,ntabwo rwose navuga ko bitarenze imyaka 2327 ».

25 Cette précision est importante : dans les rangs du FPR, on retrouvait des réfugiés tutsi rwandais, mais également des combattants ougandais, congolais, tanzaniens, érythréens, éthiopiens, sud-africains (membres de l’ANC), etc.26 Ibinyenda nini 27 https://www.youtube.com/watch?v=xuDOZPDIZl4

Ce discours contient trois messages importants:

-Avant l’arrivée du colonisateur, le Rwanda était un véritable pays de

cocagne ;

-Le Rwanda avait cessé d’exister dès l’arrivée du colonisateur ;

-Il vient de renaître il y a à peine 23 ans.

Ces propos son dénués de toute ambigüité. La cohérence et la continuité sont parfaites depuis l’UNaR des années 50-60 ! Dans un tel projet, il n’y avait pas de place pour un Kanyarengwe, hutu, ancien membre de la Garde Nationale28, particulièrement honni par les milieux tutsi. Pour en convaincre le lecteur, nous estimons utile de rappeler brièvement le parcours du personnage.

Alexis Kanyarengwe est né en 1938 à Ruhengeri (Nord du Rwanda). Après ses études secondaires au petit séminaire de Nyundo, il s’engage dans la Garde Nationale en 1960 en tant qu’élève-officier de la première promotion de l’E.O29 (Ecole des Officiers). Il en sort en 1961 avec le grade de Sous-Lieutenant en même tant que ses frères de promotion: Juvénal Habyalimana, Pierre Nyatanyi, Aloys Nsekalije, Epimaque Ruhashya et Sabin Benda30.

Les jeunes officiers n’eurent cependant pas le temps de savourer leur succès académique. En effet, ils furent affectés au commandement des troupes pour faire face aux Inyenzi. Le jeune Lieutenant Kanyarengwe s’illustra par sa bravoure au combat.

Les attaques de la guérilla Inyenzi s’intensifièrent peu après la proclamation de l’indépendance (que le parti UNAR et sa branche armée, Inyenzi n’ont jamais reconnue) entre 1963 et 1968.

Entre les mois d’avril et juin 1972, le régime militaire tutsi du Colonel Michel Micombero procède à des massacres sans non contre les Hutu burundais. Dans cette entreprise d’extermination, la soldatesque de Micombero agit main dans la main avec des Inyenzi rwandais réfugiés au Burundi. D’après certaines sources, cette opération de nettoyage constituait un prélude à l’invasion du Rwanda. Ce génocide aurait fait près de 200.000 morts31. Les rescapés se sont réfugiés qui au Zaïre (RDC), qui en Tanzanie et une bonne partie au Rwanda.

28 Devenue par la suite F.A.R, (Forces Armées Rwandaises) ayant terrassé les Inyenzi dans les années 1960.
29 Fondée par le pouvoir de tutelle belge et placée sous le commandement du Commandant Léon de Pauw.
30 Emmanuel Neretse, Rwanda, des Ex-FAR aux FDRL, l’incroyable histoire de la défaite et de la disparition des Forces Armées Rwandaises, Bruxelles, Editions Scribe, 2020, p.23.31 René Lemarchand, Le génocide de 1972 au Burundi, Les silences de l’Histoire, Cahiers d’études africaines,Éditions de l’EHESS, janvier 2002.

Ces évènements ont entrainé une crise diplomatique entre le Rwanda et le Burundi. Les Présidents Grégoire Kayibanda et Michel Micombero s’envoyaient des noms d’oiseaux presque chaque jour à travers les ondes de Radio Rwanda et de la Voie de la Révolution. La confrontation militaire entre les deux pays a été évitée de justesse.

Pendant que les Rwandais accueillaient les rescapés burundais et tentaient de panser leurs blessures, des comités de soutien se sont constitués à travers le pays. D’autres groupes qui se faisaient appeler « comités de salut public» se sont constitués dans la clandestinité. Ils diffusaient des tracts appelant à traquer et à débusquer des complices réels ou supposés des Inyenzi. Dans la foulée, des étudiants, des enseignants et des fonctionnaires tutsi furent molestés. D’autres perdirent leur emploi ou prirent le chemin de l’exil.

A l’époque des faits, le Colonel Kanyarengwe dirigeait la Sûreté nationale. D’aucun le soupçonnera d’être le cerveau des « Comités de salut public ». D’après ses détracteurs, il aurait monté ces comités dans le but de déstabiliser le régime du Président Kayibanda. En effet, quelques mois plus tard (le 05/07/1973), des officiers de la Garde Nationale (dont Kanyarengwe) déposèrent le gouvernement de la Première République. Certains commentateurs établissent un lien de cause à effet entre les deux évènements. Toutefois, des zones d’ombre planent toujours sur cette période.

Après le coup d’Etat du 05/07/1973, Kanyarengwe se retrouve numéro 2 du régime de Juvénal Habyalimana. Il occupera d’importants postes dans les gouvernements successifs (fonction publique, intérieur) jusqu’à son départ en exil en Tanzanie en décembre 1980.

Trois mois après le départ de Kanyarengwe (avril 1980), le Major Théoneste Lizinde Mugabushaka (patron du Service Central de Renseignements) fut arrêté et inculpé. Il était accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat. D’après les sources officielles, Lizinde et Kanyarengwe s’étaient ligués pour renverser le régime de Habyalimana. Prévenu par des informateurs, Kanyarengwe aurait pris la poudre d’escampette juste avant son arrestation.

La brouille entre les tombeurs du Président Kayibanda a été diversement interprétée.

Dans certains milieux, la version officielle a été mise en doute. Le régime aurait inventé l’histoire du coup d’Etat en préparation comme prétexte. Habyalimana cherchait une opportunité pour se débarrasser des personnalités dont il se sentait trop redevable (notamment Kanyarengwe et Lizinde). En effet, certains témoins des évènements des années 70 prétendaient que Lizinde et Kanyarengwe seraient les véritables artisans du putsch du mois de juillet 1973. Le Général Habyalimana aurait été porté à la tête du groupe simplement parce qu’il était le plus haut gradé. L’histoire du coup d’Etat manqué aurait également permis au régime d’éloigner des personnalités telles que Donat Murego et Alphonse Libanje. Ces derniers passaient pour des têtes dures, incorruptibles et très critiques à l’égard des errements du régime.

Dans son témoignage recueilli à Kinshasa en 199632, le Colonel Lizinde a donné une autre version des faits.

A partir des années 1975, certains intellectuels et officiers ont fait observer que le régime du Président Habyalimana conduisait le pays vers une catastrophe. Ils avaient constaté des dérives et avaient lancé plusieurs appels au Président. Celui-ci n’avait pas pu ou ne voulait pas y remédier. En effet, le Président Habyalimana était devenu prisonnier d’une oligarchie affairiste. Il s’agit du « clan » constitué de sa belle famille d’une part, et d’une poignée de tutsi partisans de l’UNaR (Inyenzi) d’autre part. Ces derniers profitaient de l’aveuglement du Président pour saper les institutions tout en préparant la guerre pour la reconquête du pouvoir perdu en 1959. Face à ce danger, il fallait bien que des patriotes se décident à prendre leurs responsabilités afin d’éviter au Peuple rwandais de retomber sous le joug tutsi-nyiginya.

Le travail de sape dont parlaient Lizinde et ses compagnons d’infortune a été indirectement confirmé par Monsieur Valens Kajeguhakwa. Membre et grands contributeurs financiers du FPR, il a joué un grand rôle dans la constitution des brigandes clandestines à l’intérieur du pays. En effet, dans un livre publié en 200133, celui-ci décrit fièrement son action en faveur du renversement du régime en place. Il y explique comment, parti de rien, il a fait fortune34 grâce à l’appui du régime. Profitant de sa position privilégiée, il a mis en place des cellules dormantes et des réseaux d’espionnage. Il fournit de nombreux détails sur la façon dont il a procédé pour introduire des armes et des combattants à l’intérieur du pays, longtemps avant le 01/10/1990.

Au regard du drame que vivent les populations rwandaises depuis le 01/10/1990, bien des observateurs s’accordent sur la pertinence de l’analyse que Lizinde et ses compagnons faisaient à la fin des années 70.

32 Après sa condamnation, Lizinde fut détenu à la tristement célèbre prison de Ruhengeri (Nord du pays). Le22/01/1991, lors d’une opération spectaculaire, le FPR attaqua la prison de Ruhengeri et emporta le MajorLizindi (et quelques uns de ses codétenus). Une belle prise pour le Front !En 1995-1996, Lizinde (devenu Colonel et parlementaire entre temps) se réfugia à Kinshasa, puis à Nairobi(Kenya). Il y sera assassiné le 06/10/1996 par le FPR (communiqué du 28/06/1997 du CLIIR, Centre de Luttecontre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda).33 Valens Kajeguhakwa, RWANDA. De la terre de paix à la terre de sang et après ?, Rémi Perrin, Paris, 2001.34 Notamment dans le commerce d’hydrocarbures, le transport international, etc.

Toutefois, en ce qui concerne l’implication de Kanyarengwe et de lui-même dans la conjuration de 1980 contre Habyalimana, le Colonel Lizinde est resté ambigu. Il n’a ni confirmé ni infirmé les deux versions présentées supra. Il avait promis de fournir tous les détails de cette affaire dans le livre qu’il était entrain d’écrire. Nous ne savons cependant pas si ce livre a été publié. En effet, peu après ce témoignage, Lizinde s’est rendu à Nairobi (Kenya) où il a été assassiné le 6 octobre 1996.

Après ce bref rappel du personnage, revenons à l’allégeance supposée de Kanyarengwe au FPR.

Rancuniers, les Inyenzi devenus Inkotanyi n’ont jamais oublié qui était Kanyarengwe. Hutu extrémiste, ancien membre de la Garde Nationale, cerveau présumé des « comités de salut public » responsable des déportations35 des Tutsi des années 1972-73, hostile au rapprochement entre le régime de Habyalimana et les Tutsi. Voilà l’image que les Tutsi tant de l’intérieur que de l’extérieur présentaient Kanyarengwe.

A présent que le profil des personnages (Kanyarengwe et le FPR) est posé, l’on peut raisonnablement se demander ce qui a poussé des individus que tout séparait à se retrouver dans le même camp. Comme le prétendent les Inkotanyi, Kanyarengwe aurait-il sucombé aux charmes de Dalila (Aloisia Inyumba) ? Cela nous paraît trop réducteur.

En effet, les Inkotanyi ont tendance à s’attribuer des mérites qu’ils n’ont pas. Ainsi, ils cherchent à déshumaniser leurs adversaires (ou ennemis) afin de démontrer leur supériorité ontologique sur ces derniers. Par la même occasion, ils masquent les véritables acteurs qui agissent dans l’ombre.

Le témoignage de Lizinde contredit totalement les affirmations du FPR (que répercute le podcast du 29/10/2020 cité supra) sur le ralliement de Kanyarengwe. En effet, ce dernier aurait plutôt rejoint les rangs du FPR la mort dans l’âme. Et pour cause.

A la demande de l’ancien Président, Julius Kamparage Nyerere, les services tanzaniens ont tenté, à plusieurs reprises, de convaincre Kanyarengwe de s’enrôler au sein du FPR depuis la fin de l’année 1987. Officiellement, Mwalimu Nyerere s’est retiré du pouvoir le 5 novembre 1985 et a été remplacé par Ali Hassan Mwinyi. Toutefois, le vieux renard demeurait à tête du parti CCM (Chama Cha Mapinduzi) et tenait fermement les rennes du pouvoir, dans l’ombre. Par ailleurs, il a continué à téléguider des opérations à travers la Fondation Nyerere, véritable officine du MI6 britannique et l’un des relais de la Fondation Carter dans la Région.

35 Nous empruntons l’expression au journal Rushyashya: http://jkanya.free.fr/kanyarengwe1107.html

Voyant des nuages noirs s’accumuler autour du Rwanda, Kanyarengwe aurait essayé de prévenir Kigali, sans succès. Il se serait heurté à trois obstacles majeurs.

En effet, de nombreux diplomates à Dar-es-salaam et à Nairobi avaient déjà retourné leurs vestes36. Par ailleurs, d’autres refusaient de rencontrer Kanyarengwe de peur de subir les foudres de Kigali. Enfin, Kanyarengwe aurait constaté que, à tous les niveaux, les services de renseignement rwandais avaient été infiltrés et noyautés par les services Ougandais. Découragé, il finit par abandonner ses tentatives de prévenir ses compatriotes des malheurs qui allaient s’abattre sur ceux.

De leur côté, les services tanzaniens se faisaient de plus en plus pressants. Face à l’intransigeance de Kanyarengwe, ils ont fini par le mettre devant un choix cornélien : rejoindre le FPR ou être extradé vers le Rwanda. Il a fini par s’exécuter, juste 3 semaines avant l’invasion du Rwanda le 01/10/1990.

Avec cette prise, Nyerere et Museveni poursuivaient des objectifs précis.

-Masquer le caractère mono ethnique du FPR ;

-A travers Kanyarengwe, rassurer et recruter des candidats hutu ;

-Diviser et leurrer la classe politique intérieure.

Cet éclairage permet de relativiser, l’effet éventuel des charmes de Madame Inyumba dans la décision de Kanyarengwe. Celui-ci a été poussé dans les bras du FPR par les services tanzaniens sous la pression de Monsieur Julius Nyerere. Ce dernier a ainsi réussi l’exploit qu’il n’avait pas pu réaliser en 1961 en tentant de débaucher Joseph Gitera au profit de l’UNaR. Comme en 1961, il a jeté son dévolu sur la personne la plus détestée par ses poulains (UNAR-Inyenzi, puis FPR-APR) et dont la figure était emblématique auprès des Hutu.

Conclusion

Depuis les années 50, Julius Nyerere a soutenu l’UNaR. Il a également soutenant la branche armée Inyenzi dès 1961. Il a accueilli, formé et armé les Inyenzi. Il a tenté de déstabilisé le régime de la 1ère République en poussant à la constitution d’un cartel UNaR-RADER-APROSOMA. Enfin, il a tenté de débaucher Joseph Gitera au profit de l’UNaR, sans succès. Il a dû mettre la pédale douce à ses tentatives de déstabilisation suite à la pression « amicale » des USA et de la Grande Bretagne à la demande de la Belgique.

36 C’est le cas de Monsieur Amri Sued Ismael, ancien ambassadeur du Rwanda à Nairobi

Constant dans sa politique de longue durée, Nyerere a soutenu le FPR et l’APR jusqu’à la victoire finale. Eh oui, le vent avait tourné. Le gouvernement rwandais des années 80 ne pouvait plus compter sur les « alliés » des années 60. Les alliances changent au gré des intérêts. Désormais, chacun avec son propre agenda, le FPR, l’Ouganda, la Tanzanie, la Belgique, les USA et la Grande Bretagne se retrouvaient dans le même camp contre le Peuple rwandais.

Toutefois, eu égard à la trajectoire qu’a prise le régime du FPR après la conquête du Rwanda, l’on pourrait se demander quel dessein nourrissait Julius Nyerere dans son soutien à l’UNaR puis au FPR. Ignorait-il les réalités sociopolitiques du Rwanda ? Etait-il mû par la solidarité entre camarades révolutionnaires ? Se serait-il trompé à ce point sur la véritable nature de ses « camarades» Inyenzi ? Partageait-il l’agenda de ses alliés tant occidentaux qu’africains dans ce projet ?

Dans tous les cas, porté à bout de bras par ses parrains occidentaux37, le régime de Paul Kagame n’est ni de gauche, ni anti-impérialiste. En effet, conseillé et fermement encadré par des notables38 du capital mondialisé, le système Kagame exécute fidèlement et avec brio les ordres des grandes métropoles occidentales39 et de Tel-Aviv. Il n’œuvre certainement pas pour l’avènement du « Grand Soir » !

Par ailleurs, le boucher de la Région des Grands Lacs n’est pas un modèle de panafricanisme. En effet, le Rwanda de Paul Kagame est en froid avec la Tanzanie. Il est à couteaux tirés avec le Burundi et l’Ouganda. Enfin, les Congolais n’oublieront probablement jamais le pillage des ressources de leur pays par de Paul Kagame. Ils n’oublieront pas non plus les viols, ni les massacres de plus de 6 millions40 de personnes commis par ses troupes (formées, armées et encadrées par les parrains de celui-ci) en RD Congo depuis 1996.

Mzee Nyerere doit se retourner dans sa tombe !

37 En tête du peloton : Israël, les USA, la Grande Bretagne, la Hollande, le Canada, la Belgique
38 Benyamin Netanyahou, Bill Gates, Warren Buffet, Tony Blair, Bill Clinton ou Louis Michel pour ne citer queceux-là.39 Londres, Wall Street, Washington, Amsterdam, Anvers et de Bruxelles.
40 Voir le Rapport Mapping de l’ONU, Août 2010.