Problème de développement rwandais face à l’agriculture et à l’alimentation

              - Etat général du problème agricole et de la pauvreté
  (dans le cadre de la reconstruction, notre analyse se limite essentiellement sur l'agriculture mais va effleurer aussi le surarmement du pays)

            La notion de développement et donc du bien être de la population est assez complexe pour être clairement définie ici. En effet, il semble que ce concept varie selon la géographie, la culture, la richesse relative du pays, etc.. Au Rwanda, comme l’économie du pays est essentiellement basée sur l’agriculture et que ce secteur occupe plus de 90 % de la population, le bien être de la majorité de la population semble être lié avec la bonne ou la mauvaise production agricole. Dans un Rwanda où les rapports marchands ne sont pas assez développés et où la production familiale est dominée par l’autoconsommation, le bien être de la population se confond avec la pauvreté qui elle aussi, est directement fonction de la production familiale agricole. Trois[42] points de vue sur le concept de la pauvreté ont été développés par le PNUD.

            - Du point de vue du revenu, une personne est pauvre si et seulement si son niveau de revenu est inférieur à un seuil de pauvreté prédéfini par l'Etat. Il peut ainsi varier d'un Etat à l'autre pour des fins de planification et est défini comme  le niveau de revenu en deçà duquel il n'est pas possible de se procurer une quantité de nourriture donnée.

            - Du point de vue des besoins essentiels, la pauvreté est caractérisée par un manque de moyens matériels permettant de satisfaire un minimum acceptable de besoins alimentaires, mais aussi de santé, d'éducation, d'emploi et d'autres services fournis par la communauté.

            - Du point de vue des capacités, la pauvreté représente l'absence de certaines capacités fonctionnelles élémentaires pouvant aller du domaine matériel, social ou du domaine de revenu et de produits de base.

             Afin de lever toute équivoque dans notre travail, nous considérons ici la pauvreté comme une impossibilité  de satisfaire au minimum des besoins humains les plus fondamentaux. Cette définition semble être relative aussi, étant donné que ces besoins élémentaires peuvent varier d’un individu à l’autre selon leurs habitudes de consommation,  d’un espace géographique à un autre, etc.... Ainsi, les années de bonne production agricole, sans risque de malnutrition quantitative et qualitative avec un surplus pouvant couvrir les besoins au delà de l’autoconsommation, sont considérées par la population au Rwanda comme des années de bonheur et de prospérité [43].

             Comme le montre le schéma ci-dessous,

 la pauvreté est source de malnutrition. Elle augmente la morbidité et la mortalité, jouant ainsi négativement sur l'effectif de la population. Pire encore, elle freine  les mécanismes du développement. Visiblement, la pauvreté et le développement ne vont pas de pair. Là où il y a le développement, la pauvreté est freinée et là où la pauvreté sévit, le développement est tout à fait compromis. Par ailleurs, le développement tout comme la pauvreté jouent sur l'environnement et vice versa. Il est à remarquer que le développement peut jouer sur l'environnement un rôle aussi bien positif que négatif. En effet, plusieurs technologies actuelles de production sont économiquement rentables, mais en même temps, ont un rôle assez négatif sur l'environnement. Certaines produisent même directement des déchets nocifs aux êtres vivants. Le terme "développement ", pris dans le cadre de la modernisation, devient ainsi insuffisant pour exprimer réellement le vrai outil du bien-être des populations. C'est pourquoi certains organismes ajoutent à ce terme un qualificatif: développement "durable" par exemple. 

             Bref, si on considère un système comme un ensemble d'éléments en interaction dynamique, les trois variables (population, développement, environnement) forment un système qui est constamment en évolution. Toutes choses étant égales par ailleurs, ce système se caractérise par une stabilité dynamique et semble être applicable à plusieurs régions de notre planète. Par ailleurs, l'interaction entre le développement et la pauvreté s'avère positive si les outils du développement sont utilisés pour lutter contre la pauvreté. Dans ce cas de figure, c'est le vrai bien-être de la population qui est déclenché. Au Rwanda, l'utilisation des fonds versés par les différents bailleurs continue de plonger la pays dans la pauvreté et la misère. Dans la tradition rwandaise, il est inconcevable de profiter des morts pour monter une quelconque spéculation pécuniaire. Pourtant, depuis 1994, le génocide est devenu un véritable fonds de commerce. Pire encore, ce fonds de commerce ne profite pas aux rescapés du génocide, mais à ceux qui ont déclenché ce génocide. Ce génocide sert donc à créer une certaine classe d’une poignée de personnes tutsi qui s’enrichissent au détriment des invalides et autres rescapés des massacres.

             En ce qui concerne toujours le Rwanda d'après 1994, le surarmement qui a été privilégié par les nouvelles autorités de Kigali reste le grand facteur de déséquilibre  du pauvre budget national. Non seulement ces armes sont acquis pour tuer les opposants du régime tutsi, mais aussi déstabilisent toute la région des Grands Lacs. Ce surarmement conduit ainsi le peuple rwandais à une paupérisation accrue. Il freine donc son développement. Parallèlement, il existerait un lien étroit entre la pauvreté de la population rwandaise et la production agricole étant donnée que l’essentiel du revenu des paysans est produit dans ce secteur. Particulièrement en milieu rural, la situation devient de plus en plus critique, car au fur et à mesure que les générations se succèdent, les terres agricoles au Rwanda deviennent de plus en plus rares et leur fertilité s’amoindrit d’une année à l’autre. C’est pourquoi nous pensons que la grandeur de l’exploitation agricole familiale joue un grand rôle et peut être considérée comme un facteur important dans la vie économique de la majorité de la population rwandaise.

             C'est en 1976 que fut signé un décret-loi réglementant l'achat ou la vente des terres. En cas de vente de ses terres, le vendeur était tenu à garder à sa disposition une superficie minimum de deux hectares. L'acheteur ne devrait pas aussi avoir une propriété supérieure à deux hectares et les terres non appropriées appartenaient à l'Etat. Il faut remarquer que même après l'indépendance, les autorités n'ont pas pu se libérer de la logique coutumière. La terre a été et est restée un bien inaliénable et ce constat a participé dans l'aggravation du processus de miniaturisation des parcelles agricoles. Pourtant, les spéculations financières sur les terres ne se sont arrêtées malgré les restrictions en vigueur. Plusieurs familles étaient parvenu ainsi à agrandir leurs propriétés au détriment des autres et les terres à vendre étaient devenues rares. Cette évolution tendait vers la situation des agriculteurs sans terre avec des conflits fonciers interminables. De tels conflits étaient d'ailleurs devenu assez fréquents avant la guerre tellement qu'on les rencontraient entre les parents eux-mêmes, entre un père et un fils, entre les frères, etc...  

                                                                                                               Tableau n° 7    

                Répartition des exploitations agricoles (%) selon les superficies (ha).

           

Taille

de l'exploitation

Exploitations

Superficie exploitée

      ha

     %

% cumulé

 %    

% cumulé

< 0,25 ha

7,4

7,4

1

1

0,26-0,5 ha

19,1

26,5

5,9

6,9

0,51-0,75 ha

16,5

43,0

8,4

15,3

0,76-1,0 ha

13,8

56,8

10,0

25,3

1,1-1,5 ha

15,6

72,4

15,7

41,0

1,6-2,0 ha

11,1

83,5

16,1

57,1

> 2 ha

16,5

100,0

42,9

100,0

 Source: Ministère de l’Agriculture et de l’Elevage, Service Enquête et Statistiques Agricoles, 1984

             Si la superficie moyenne par exploitation agricole oscille autour d’un hectare, la dispersion autour de cette moyenne est dans les limites assez variées, ce qui laisse posé le problème de la miniaturisation prononcée de plusieurs parcelles agricoles familiales. Le tableau ci-dessus montre que 19,1 % des exploitations agricoles familiales ont une superficie des terres inférieure à 0.5 ha pour leur autosuffisance alimentaire. Par ailleurs, la rapidité de la diminution des terres disponibles à l’échelle des exploitations agricoles pose d’une façon très aiguë le simple maintien du niveau nutritionnel actuel de la population, d’autant plus que bon nombre d’exploitations ne disposent déjà plus de la superficie minimale (110 ares) nécessaire à l’obtention de l’autosuffisance alimentaire [44].

             Cette situation est aggravé par l’accroissement continu du nombre de jeunes ménages qui selon la tradition rwandaise, doivent se partager les terres de leurs parents sous forme d’héritage (IMINANI). Ce partage constitue dores et déjà un grand handicap pour le développement du secteur agricole en général et pour le bien être de la majorité de la population paysanne. Il peut être considérer comme un des freins du développement du monde rural. La distribution par le Gouvernement FPR, de la réserve naturelle (parc national de l'Akagera) tout près de la frontière avec l'Ouganda entre les éleveurs tutsi, constitue une erreur monumentale pour l’environnement. Non seulement le problème de la pression démographique n'a pas été résolu, mais aussi ce site sera très vite impropre à l’agriculture et à l’élevage.

             L’agriculture rwandaise, qui est la source principale pour l’emploi, les revenus, les recettes en devises étrangères, etc., est caractérisée par des techniques de production traditionnelles et par un faible niveau de productivité. D’autre part, les tentatives de transformation de l’agriculture ont essentiellement concerné le secteur des cultures industrielles (exportation) au détriment des cultures vivrières et de l’alimentation de la grande masse paysanne.

             Toujours par rapport au problème foncier, la Commission Nationale d’Agriculture estimait à 26.5 % la population dite misérable [45], c-à-d celle qui avait moins de 1/2 ha. Néanmoins, les misérables ne se limitaient pas seulement là, puisque tous ceux qui n’avaient pas assez de terres étaient régulièrement frappés par la famine. A eux s’ajoutaient une partie non négligeable de ceux qui vivent en villes. En guise d’illustration, un dénombrement des familles indigentes a été fait par les services administratifs suite aux disettes de 1990 dans l’une des préfectures les plus pauvres du pays. Etaient considérés comme indigentes toutes les familles qui n’arrivaient pas à assurer leur subsistance et avaient des problèmes alimentaires graves. De ce dénombrement est ressorti que 25 % des ménages de la préfecture se classaient dans la catégorie des indigents. L’indigence est donc conçue en terme d’insécurité alimentaire.

             De plus, l’enquête menée par le PDAG [46] (Projet de Développement Agricole dans la préfecture de Gikongoro) sur la pauvreté a pu mettre en lumière les principales causes sous-jacentes à l’indigence dans le milieu rural. Il s’agit entre autre de: 1) des ménages indigents ont une superficie d’exploitation assez réduite. Ce critère s’est avéré particulièrement performant puisque plus de 90 % des indigents avaient moins de 50 ares. 2)  un nombre relativement élevé de membres par rapport aux autres familles. 3) le genre du chef de ménage est particulièrement important dans la détermination de la pauvreté: près de la moitié des ménages indigents avait une femme à leur tête. Ce facteur est assez important, car suite à la guerre, on estime qu’il y a eu plus de disparus de genre masculin que féminin. Cela va absolument augmenter le taux d’indigence particulièrement en milieu rural.

            D’autre part, une étude [47] faite par le Ministère du Plan (Direction Générale de la Planification) a mis au clair les revenus ruraux par commune et par habitant en 1990 (cfr. annexe 3). Cette étude a montré que le revenu moyen d’un habitant rural s’élevait en 1990 à 10.440 FRW (Un dollar était évalué à 120 FRW). Le revenu rural le plus élevé par habitant se trouvait dans la commune de Mugesera dans la préfecture de Kibungo et s’élevait à près de 26.000 FRW, quant au revenu le plus bas, il se chiffrait à près de 3.500 FRW. Plus de la moitié des communes était en dessous de cette moyenne. Cette grande dispersion du revenu du paysan autour de la moyenne montre la faiblesse des sources de revenu du monde rural. Le revenu le plus grand observé dans la commune de Mugesera en témoigne clairement. Ce revenu du paysan englobait l’autoconsommation qui était évaluée à plus de 50 %. Ainsi, une analyse même superficielle de ces chiffres montre que le revenu en milieu rural restait encore assez marginale pour couvrir tous les besoins du ménage ce qui hypothèque lourdement son avenir et particulièrement le développement du monde rural.

             Cela est corroboré par une étude faite dans la commune de Muganza avant l'ajustement structurel de 1990. Cette étude montre que le revenu annuel médiasn d’un ménage rural de Kirarambogo ne s'élevait qu’à  près de 27.000 FRW et 50 % n’atteignaient pas ce revenu. D’autre part en comparant le revenu moyen du ménage calculé par l’Enquête nationale Budget et Consommation des ménages effectuée en 1983, il semble qu’il y ait eu une baisse de revenu de 5.000 francs rwandais par an[48]. Ceci montre que le revenu du ménage rural dans cette commune a diminué avec le temps au lieu d’augmenter ce qui peut être d’ailleurs généralisé pour tout le pays. Cette situation faisait suite à la crise qui a frappé presque tous le pays dans les années 1980, crise qui s’est suivi par les programmes d’ajustement structurel du FMI et de la Banque Mondiale. Il est malheureux de constater qu’au Rwanda comme dans la plupart des pays pauvres, au lieu d’améliorer les conditions de vie des populations, ces programmes ont agi dans le sens inverse.

             Avec un taux moyen de croissance annuelle du produit intérieur brut estimé à 2.5 % par an, le revenu par tête, qui était déjà l’un des plus faibles du monde, est passé de 300 dollars en 1987 à 270 en 1991. Hormis les effets de la guerre qui commençaient à se faire sentir, cela a été dû en partie à une forte pression démographique. Son taux d’accroissement naturel était supérieur à celui du PIB et était de 3,1 % par an. Les effets destructeurs de la guerre des inkotanyi ont fait chuter le PIB par tête jusqu'à 80 dollars en 1994. Cette chute spectaculaire du revenu par habitant, qui ne montre pas évidemment la réalité de la dispersion de cette variable a eu un impact négatif sur les groupes les plus vulnérables et sur les régions du pays habituellement moins nanties en production agricole.

            Les événements tragiques qu’a connus le pays ont ainsi conduit à des conséquences économiques malheureuses et la reprise des activités exigera une mobilisation énorme des ressources. A titre d’exemple, les pertes de revenus relatifs à l’exportation des cultures industrielles en 1994 [49] (seule source importante de devises), se sont réparties comme suit:

            5.900 tonnes de production de café commercialisé contre une moyenne habituelle de 36.000 tonnes,

            2.800 tonnes de thé contre 12.500 tonnes.

Les pertes dans le secteur de l’élevage ont été évaluées ainsi:

            75 % des bovins,

            90 % des caprins et des ovins et

            95 % des porcins et des volailles.

Par ailleurs, le seul Institut de Recherches Agronomiques du Rwanda (ISAR) a été pillé. Il est devenu un camp militaire depuis la victoire du FPR en 1994. C'est ça la conception du développement et de la recherche agricole par les rebelles tutsi.    

             Dans le cas de forte pression démographique du Rwanda , caractérisée par un taux d’accroissement démographique élevé, par une forte densité de population et un faible progrès technique, le rythme d’augmentation de la production risque dans l’avenir d’être inférieur à celui de la population. Cela s’est d’ailleurs passé pour la période 1988-1989 où l’augmentation de la production vivrière n’a pas pu rattraper l’augmentation démographique naturelle. A cela s'ajoute l'insécurité qui ne permet pas au paysan de travailler ses terres.

             Cette situation de la production devient préoccupante si l’on considère qu’ une partie de la population ne dispose pas assez de terres agricoles pour arriver à son autosuffisance alimentaire. Par ailleurs, les aléas climatiques sont devenus de plus en plus fréquents et sont très vite ressentis par tout le pays. C’est pourquoi, à moins que l’effort dans le domaine technologique ne soit entamé sans tarder pour augmenter la production agricole, le modèle néo-malthusien pur et dur risque d’être considéré comme la principale explication de la relation entre la population rwandaise et son environnement. La situation socio-politique actuelle aggravée par la guerre, semble renvoyer tout observateur à un pessimisme presque total en ce qui concerne le développement futur du Rwanda. Le paradigme dominant en matière de population rwandaise à savoir la version malthusienne semblera ainsi se justifier davantage.

             Pourtant, malgré la croissance démographique galopante, le monde rural qui est généralement agricole, avait pu s’adapter aux conditions de plus en plus difficiles caractérisées par un équilibre alimentaire de plus en plus précaire. Cette adaptation avait été rendue possible grâce à la paysannerie toujours prête à s’adapter aux nouvelles conditions de vie: introduction de nouvelles cultures à haute valeur nutritive, augmentation des superficies cultivées surtout par  l’aménagement des marais, les migrations internes vers les zones encore moins peuplées, etc. .

             Ce problème de forte pression sur les terres agricoles dans un contexte de technologie moins performante montre les limites de régulation qui jusqu’à présent avait pu maintenir les paysans dans le milieu rural. Le problème fondamental y relatif peut être défini comme une étroite interaction entre la pauvreté grandissante et les niveaux de productivité dérisoires suite aux insuffisances relatives des infrastructures économiques et sociales, notamment les équipements, la recherche, la technologie, etc. Il faut toutefois signaler que cette adaptation avait un effet négatif sur l’environnement ( déboisement, mise en valeur des terres marginales avec pour conséquence la dégradation des sols, etc. ).

                                                                                                          Tableau n° 8

                 Evolution de la production des principales* cultures vivrières

                                           ( en milliers de tonnes )

Année

Production en %

 

1985

100,0

1986

90,2

1987

90,4

1988

85,9

1989

96,2

                                   

 * = (sorgho, maïs, pomme de terre, patate douce, manioc, petit pois, haricot et banane)                                                                                            

              Source: Tableau élaboré à partir des données du bulletin statistique n°17, Janvier 1990

             Dans la mesure où la production vivrière a une croissance presque médiocre, il est clair que la quantité des produits alimentaires par habitant diminue. Peut on voir dans cette croissance démographique rwandaise le maldéveloppement du pays? Certains n’hésitent pas à avancer que le grand remède  n’est que la limitation pure des naissances. D’autres, même avec des idées à prétention scientifique, vont jusqu’à proposer d’accroître la mortalité en limitant la propagation des techniques médicales et en considérant comme salutaires quelques « bonnes guerres ». La guerre imposée au Rwanda dès 1990, n’ayant jamais été condamnée par la communauté internationale, se situerait-elle dans ce contexte?

             Certains auteurs, bien que leur théorie soit réfutée par plusieurs hommes scientifiques, arrivent même à dire que la pression démographique peut conduire à de sérieuses régulations sociétales entraînant même l’autodestruction de la société. Selon le docteur King [50], plusieurs pays sous développés semblent être pris dans ce qu’il appelle «le piège démographique (demographic entrapment)». Cet état se caractériserait par une série de facteurs relatifs à une grande croissance de la population tel que: le dépassement de la capacité de surcharge d’une population sur son écosystème, une insécurité alimentaire irréversible qui n’est apaisée que par les aides extérieures, etc. Il étaye sa thèse en affirmant que si ces pays ne réduisent pas leurs taux de fécondité, leur avenir ne reposera que sur des aides perpétuelles et finalement la solution pour ces populations ne sera que mourir de faim ou de s’entre-tuer.

             En guise d’illustration, le docteur King se sert du cas du Rwanda pour expliquer la raison des massacres ethniques qui s’y sont déroulées en 1994. Ce docteur méconnaît certainement l’histoire du Rwanda. Il ne s’est probablement pas donné la peine de savoir que les tensions entre les deux ethnies du pays datent même avant l’idée de la pression démographique en Afrique. Par ailleurs, il oublie que la guerre qui a ravagé le Rwanda depuis 1990 et dont les massacres de 1994 ne constituent qu’une étape parmi tant d’autres était une guerre imposée au pays à partir de l’extérieur et non une guerre entre la population intérieure du pays.   

             Toutefois, il est vrai que la forte pression démographique peut constituer dans certains cas un facteur négatif pour le développement, mais elle ne constitue pas, elle seule, une condition sine quanun pour expliquer le processus de développement d’un pays. Notons ici que jusqu'à présent, la facette économique a été toujours considérée comme le moteur principal de la modernisation et donc de la prospérité des pays. Par ailleurs, les effets de la pression démographique à un moment précis ne sont pas éternels. Ces effets de la pression démographique sont en interaction constante avec d'autres facteurs. Ils peuvent donc évoluer à n’importe quel moment et dans n’importe quel sens*.

                Dans les conditions socio-économiques actuelles du Rwanda, une mauvaise production alimentaire et donc un apport nutritionnel insuffisant couplé avec un nombre assez élevé de membres dans une famille (plus ou moins 6), risque d’entraîner des conséquences néfastes tel que la mortalité infantile élevée(suite à la malnutrition de la mère et de l’enfant), la diminution de l’espérance de vie, la morbidité élevée, la surexploitation des ressources environnementales (notamment les terres agricoles) etc. Pourtant, même dans de telles conditions où le développement du pays est momentanément compromis, nous pensons qu’on ne peut pas parler d’apocalypse démographique.

               Il est difficile de fixer avec précision les normes minimales d’une alimentation suffisante pour un individu, celle-ci variant avec les autres conditions matérielles et de travail. Les données statistiques sur la consommation sont donc incertaines et on peut les utiliser à titre indicatif. Ainsi, la Stratégie Alimentaire du Rwanda  estimait les besoins énergétiques à 2.100 cal par habitant et par jour alors que pour la FAO-OMS, ces besoins allaient jusqu’à 2.320 calories/hab./jr[51]. Même si la population a pu s’adapter jusqu’à présent et que la ration alimentaire en calories avait pu être satisfaisante, avec la pression démographique seulement, sans même compter que la situation sociale ne permet pas une augmentation de la production agricole, on risque de tomber en dessous du minimum nécessaire .

             L’accroissement de la production agricole après 1985 qui a eu tendance à stagner sinon à diminuer en témoigne beaucoup alors que le taux d’accroissement de la population s’est maintenu toujours à un niveau élevé ( 3,1 % ).  

             Selon des enquêtes citées par l’ONAPO [52] sur la consommation alimentaire et la situation nutritionnelle au Rwanda, les carences nutritives se sont particulièrement rencontrées chez les enfants et les femmes. On estimait alors que près d’un tiers de la population souffrait d’une malnutrition chronique ou aiguë (malnutrition, avitaminose, carences en sels minéraux, etc. ).

             Le faible poids observé alors chez les adultes (moyenne de 58 kilos chez les hommes et 54 kilos chez les femmes) témoignait de l’existence de mauvaises conditions de vie en général et alimentaires en particulier. Il y avait ainsi de quoi s’alarmer à propos de la situation nutritionnelle qui somme toute est restée assez précaire. Avec un taux de croissance démographique de 3,1 % enregistré ces dernières années, on risque d’arriver à une malnutrition endémique généralisée. Certes, il faut développer les programmes de développement de la production alimentaire, mais une politique claire en matière démographique s’impose aussi. Cette politique ne pourra être bénéfique que si elle est cohérente avec le développement des autres secteurs socio-économiques du Rwanda.

             C’est pourquoi il est logique et nécessaire de soutenir l’idée qui est ressorti de la conférence mondiale sur la population en 1974 selon laquelle le développement est la meilleur pilule contraceptive. Les pays dits développés sont là pour le montrer et certains n’ont jamais eu dans leur existence une politique démographique. Ainsi, parmi les caractéristiques structurelles qu’on peut considérer comme causes fondamentales du maldéveloppement rwandais, on peut citer: - une économie essentiellement de subsistance, une base de production étroite aussi bien en ce qui concerne le volume que la gamme de bien produits, l’ouverture et la dépendance prononcées vers l’extérieur, etc. Malheureusement, avec le dépeuplement du pays suite à la guerre, même cette base étroite de production risque fort de s’effondrer.

   c) Le développement du Rwanda et le surarmement
         Jusque dans les années 1980, le pays était relativement bien côté pour sa gestion de la chose publique. Cette gestion exemplaire* est considérée comme l'héritage du père fondateur de la révolution rwandaise: Grégoire Kayibanda. En effet, la politique de rigueur économique instaurée sous sa présidence du pays, avait été presque suivie par ses successeurs. Dès 1990, alors que le Rwanda était  plongé dans la pire crise économique et social, il s'est vu entraîner dans l’augmentation de ses dépenses d’armement, qui par leur envergure, représentent la continuation de la destruction et un danger sans précédant pour sa population. C’est la preuve irréfragable de l’irrationalité et du gaspillage inhérents à la crise prévisible du développement rwandais.

          Cela est en partie le résultat d’une situation qui a longtemps mûri dans certaines couches de la population. L’intolérance ethnique a été si forte que certains tutsi n’ont jamais accepté que les hutu les gouvernent (sous prétexte d’indignité et d’incapacité congénitale). A leur tour, certains hutu, se souvenant surtout de l’esclavage d’avant 1959, ont eu peur d’être remplacés au pouvoir par les tutsi. Cela a été aggravé par le fait que même au sein des hutu, le groupuscule au pouvoir ne voulait pas partager le pouvoir avec les autres hutu. Une telle situation de peur et d'égoïsme ne pouvait que générer des complexes psychologiques et des instincts de destruction. A ce propos, voici ce qu' écrit l’Abbé Rutumbu J.[1]: «C’est la peur de l’ennemi, .... qui empoisonne le plus la vie politique. En effet, l’homme (politique) tue pour diminuer ses raisons de craindre. Il tue par peur, car tout meurtre, qu’il soit commis par un particulier ou par l’Etat, est dicté par la peur ». Il semble que c’est cette peur de l’autre (ethnie) qui a été à la base de la guerre et qui continue actuellement de  guider le nouveau régime de Kigali en le poussant au réarmement allant à dépasser les capacités économiques et financières du pays. Cette peur continue de faire plusieurs victimes parmi les hutu et la situation ne s'améliorera probablement pas avant que la minorité tutsi n'arrive à son ultime objectif: "l'équilibre ethnique au Rwanda". C'est à craindre mais l'évolution du pays après la victoire des tutsi et leurs alliés a montré que tout était possible.

          L'invasion du Zaïre par l'armée rwandaise (le FPR) déguisée  en octobre 1996 a bien montré que cette peur reste le grand handicap de l'action gouvernemental en matière de développement. En effet, avec la levée de l'embargo sur les armes, le Rwanda a officiellement fait des commandes d'armes de plusieurs millions de dollars au détriment des autres actions de reconstruction du pays. Il fallait trouver dans cette invasion, attribuée à tort et à travers au tribu tutsi des abanyamurenge, une occasion militaire pour le gouvernement FPR installé à Kigali, de massacrer les réfugiés hutu et de chasser les survivants loin des frontières du Rwanda. Tout cela se faisait dans le but de s'assurer qu'ils ne pourront pas être facilement attaqués. En réalité, pour mener à bout son objectif militaire, le pouvoir hégémonique de Kigali (FPR) s'est servi de cette tribu tutsi des abanyamurenge, qui tôt ou tard risque de payer les dégâts.  La communauté internationale qui, pourtant suit de près ce qui se passe dans la région des Grands Lacs, a curieusement privilégié l'hypothèse de l'attaque par des abanyamurenge, dont l'effectif varie avec toute vraisemblance autour de quelques dizaines de personnes. Ce laisser-faire, dominé par une certaine complaisance de la communauté internationale, montre bien que les intérêts de certains peuples en développement diffèrent complètement de ceux qui actuellement se sont fait les maîtres du monde.

          Du point de vue économique, cette peur s’est ainsi traduite par un gonflement des dépenses militaires depuis le début de la guerre. Elles se sont trop accru en 1990 et ont dépassé les prévisions du budget du département de la Défense de 152,3 % [2]. De toute vraisemblance, ces chiffres n’ont plus connu la baisse. En effet, sur un budget prévu d'environ 40 milliards de francs rwandais prévu pour l'année 1996, le Ministère de la Défense Nationale avait un beau morceau de 13 milliards soit 32,6 % du budget total. Les dépenses militaires du régime Habyarimana ajoutées au prêts des rebelles aujourd’hui maîtres du pays, ont absolument aggravé la dette du Rwanda. Dans ces conditions, il est clair que l’investissement en actions de développement sera dominé par l’investissement en armement. Si avant la guerre de 1990, on comptabilisait un soldat pour environ 1200 habitants, avec un effectif de plus de 50.000 soldats en 1996, on compte un soldat rwandais pour 120 habitants. C'est un vrai record africain sinon mondial au moment ou les autres pays sont entrain de former des armées de métier avec un effectif assez réduit. Pour lier cela avec les autres secteurs, le pays ne disposait qu’un médecin pour plus de 25.000 habitants avant la guerre. Avec la guerre, cette situation s’est vraisemblablement empirée suite au manque du personnel dans tous les domaines.

          Par ailleurs, depuis l’invasion du Zaïre par les tutsi rwandais en 1996, le Rwanda entretient une armée de plusieurs milliers d’hommes en dehors de ses frontières. Les experts estiment que l’entretien d’une telle armée sur un sol étranger coûte au Rwanda quelques millions de dollars par mois.  D’où vient tout cet argent? Est-ce que les rwandais de demain (la jeunesse) accepteront-ils de rembourser une dette qui a servi à tuer leurs parents ? 

          La réclamation de supprimer l’embargo sur les armes, faite et obtenue en 1995 par le gouvernement FPR devant les Nations Unies, a bien montré les préoccupations actuelles des nouveaux dirigeants. Même si le Rwanda voulait recouvrer sa souveraineté par rapport aux autres nations, nous pensons que faire de l’armement sa première préoccupation va à l’encontre de toute idée de développement du pays. Quelles que soient les conditions, la force FPR continuera à se mesurer à la complaisance  des pays occidentaux ainsi qu'à la lâcheté des hutu.  



* Le président Kayibanda considérait la chose publique à sa juste valeur. Il lui arrivait de prendre une VW (la coccinelle) pour effectuer ses voyages à l'intérieur du pays.

[1] Rutumbu J., Le refus des différences et la christianisation au Rwanda in Dialogue n° 179, 1994

[2]  République Rwandaise, Ministère du Plan, Bulletin statistique n° 19, sepembre 1991

[42] PNUD, Rapport Mondial sur le Développement Humain 1997

[43]  Ntavyohanyuma  P., Rapport sur la pauvreté au Rwanda, Centre IWACU, 1990

[44]  République Rwandaise, Ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et des Forêts, Service Enquêtes et Statistiques Agricoles, Kigali, 1984

[45]  Lebrun O., Evaluation du projet PDAG-Gikongoro, 1990

[46]  Ibidem

[47]  République Rwandaise, Ministère du Plan, Ben Chaabane H., Cyiza P., Méthodologie d’élaboration de données sur le revenu rural des communes rwandaises, août 1992.

[48]  Marysse S., Ndayambaje E. et alii., Revenus ruraux au Rwanda avant l’ajustement structurel, Cas de Kirarambogo. Cahiers du CIDEP n° 19, Louvain-La-Neuve, 1994.

[49]  Mission de la Banque Mondiale sur la réintégration des réfugiés, avril 1994

[50]  King M., Elliot C.: Caïro: damp squib or roman candle? in The Lancet, vol. 344, 1994

* A titre d'exemple (tiré du cours SPED 3210 de Tabutin D.: Environnement-Développement-Population: problématique générale et perspectives d'intégration, UCL, LLN, 1995), les démographes  nous apprennent que dans le passé lointain, les hommes étaient relativement concentrés sur toute la planète avec des spécificités régionales évidentes. En 1600, l'Afrique était presque aussi peuplée que la Chine ou l'Inde (plus ou moins 100 millions d'habitants). Au fil du temps, la population africaine va régresser. Elle représentait 20 % de la population mondiale vers 1650, 12 % en 1750 et 6 % en 1900. Cette régression de la population africaine est due aux effets de la traite (25 millions de personnes) et de la colonisation (importation de maladies et d'épidémies, travaux forcés, ...). Le 19e et le 20e siècle vont marquer les changements majeurs dans l'histoire démographique de l'humanité. La situation en Afrique va se renverser au 20e siècle. L'homme va consciemment intervenir sur sa mortalité, sa fécondité et sur sa reproduction. C'est ce qu'on va appeler "modèle général ou théorie de la transition démographique". Ce concept de transition démographique désigne le passage d'un régime primitif d'équilibre à fortes fécondités et mortalités à un autre régime d'équilibre final, à faibles mortalités, fécondité et croissance. C'est le reflet des transformations sociales, économiques et culturelles de la population d'un pays, d'une région ou d'un continent dans le processus de la modernisation. Selon ce modèle (théorie de la transition démographique), toute société passe ou passera, par quelques 5 grandes étapes suivantes dans son histoire démographique:

- phase 1: le régime ancien ou pré-transitoire dans lequel la natalité et la fécondité sont élevées conduisant à une lente croissance de la population;

- phase 2: le début de la période de transition avec le déclin de la mortalité grâce à l'augmentation du niveau de vie avec toutes ses conséquences;

- phase 3: période de ralentissement de la croissance démographique suite au déclin de la natalité;

- phase 4: période post-transitoire où la natalité et la mortalité sont basses et voisines. La croissance naturelle est faible. C'est la situation actuelle de la grande partie des pays occidentaux;

- phase 5: phase finale où la natalité, qui est basse, oscillerait autour de la mortalité, conduisant à des accroissements tantôt légèrement positifs, tantôt négatifs.

La transition démographique paraît donc comme un processus universel, mais qui peut prendre bien des chemins selon les pays.

[51]  République Rwandaise, Office Nationale de la Population (ONAPO), Le problème démographique au Rwanda et le cadre de sa solution, vol. 1, Kigali, 1990

[52]  Ibidem

*  L'ex-ministre de Habyarimana, NZIRORERA Joseph ainsi que l'ancien colonel des FAR, NSEKALIJE Aloys tous deux reconnus pour leur mauvaise gestion de la chose publique, ont organisé des fêtes pour commémorer le milliardième franc de leur patrimoine.