Les crimes du Front Patriotique Rwandais doivent être poursuivis

Lettre au Procureur général du Tribunal pénal international pour le Rwanda concernant les crimes commis par le FPR
 


 

Juge Hassan B. Jallow
Bureau du Procureur
Tribunal pénal international pour le Rwanda
Arusha, Tanzanie


 

Monsieur le Procureur,

Alors que vous vous apprêtez à présenter votre rapport au Conseil de sécurité le 4 juin sur les travaux du Tribunal, nous vous écrivons pour vous exhorter encore une fois à engager des poursuites pour les crimes  commis par le Front patriotique rwandais (FPR) en 1994. Etant donné que le TPIR devrait avoir achevé tous les procès d'ici la fin de l'année en cours, nous demandons que vous annonciez immédiatement votre intention de poursuivre ces affaires de façon à ne pas donner au Conseil de sécurité l'impression erronée que le travail principal du Tribunal pour les mises en accusation est terminé.

Le Tribunal a obtenu une réussite considérable pour ce qui est de traduire en justice les personnes portant la plus grand part de la responsabilité dans le génocide rwandais. Toutefois,  s'abstenir d'aborder aussi le meurtre par des membres du FPR de dizaines de milliers de civils aboutirait à une  impunité dramatique pour les crimes graves commis en 1994, et laisserait de nombreuses personnes avec le sentiment d'une justice partiale, ou « justice du vainqueur ». Un tel résultat nuirait sérieusement aux accomplissements du Tribunal.

Comme vous le savez, une Commission d'experts de l'ONU a documenté en 1994 les crimes commis par le FPR et a conclu que le FPR avait « perpétré de graves violations du droit international humanitaire et des crimes contre l'humanité. » Le rapport de la Commission, qui a contribué positivement à la création du TPIR, a « fortement recommand[é] » que le Conseil de sécurité garantisse que les personnes responsables de ces crimes soient traduites en justice devant un tribunal indépendant et impartial. L'agence des Nations Unies pour les réfugiés a évalué le nombre des victimes de 25 000 à 45 000 entre avril et août 1994. Bien que n'ayant pas la même nature ni la même échelle que le génocide, ces crimes graves tombent sous la juridiction du TPIR et devraient maintenant faire l'objet de poursuites.

Nous comprenons les raisons pour lesquelles le Bureau du Procureur a attendu pour engager des poursuites judiciaires dans les affaires liées au FPR jusqu'à ce que d'autres affaires aient été menées à leur terme. Donner la priorité aux affaires contre les cerveaux du génocide impliquait de rassembler des preuves au Rwanda même et de faire déplacer des témoins depuis le Rwanda jusqu'en Tanzanie pour témoigner devant le Tribunal, toutes choses exigeant la coopération du gouvernement rwandais. Lorsque votre prédécesseur, Carla Del Ponte, a annoncé en 2002 que le TPIR enquêterait sur les crimes du FPR, des fonctionnaires rwandais ont empêché des témoins de se rendre au Tribunal, entraînant la suspension de plusieurs procès pendant des mois.

Maintenant que la plupart des procès du génocide sont terminés ou sont sur le point de l'être, les préoccupations relatives aux tentatives d'obstruction rwandaises ne sont plus aussi importantes. Etant donné que votre bureau a mené des enquêtes sur les crimes du FPR depuis maintenant plus de dix ans, et en nous fondant sur nos propres investigations, notamment auprès de témoins qui ont parlé aux enquêteurs du TPIR, nous pensons que votre bureau a suffisamment de preuves pour demander l'émission d'actes d'accusation. Même si le Rwanda empêchait à nouveau le déplacement de témoins du Rwanda en Tanzanie pour témoigner devant le Tribunal, votre bureau pourrait s'appuyer sur des témoins se trouvant hors du Rwanda et qui sont prêts à témoigner. Nous savons que certains d'entre eux vous ont écrit personnellement, demandant justice pour des membres de leurs familles disparus entre les mains du FPR en 1994.

Nous avons été extrêmement déçus par votre décision en juin 2008 de transférer du TPIR au Rwanda les dossiers de suspects du FPR pour y être poursuivis. Nous craignons que la raison de cette décision ne soit votre crainte de la difficulté politique pour le Tribunal à juger les affaires relatives à des crimes du FPR, du fait de la nécessité probable de mettre en accusation des personnalités de haut rang de l'armée ou du gouvernement actuel du Rwanda.

A l'époque de votre décision, le Tribunal venait de rejeter deux demandes de transfert à des tribunaux rwandais concernant des génocidaires mis en accusation, au motif qu'ils n'auraient pas de procès équitables. Le Tribunal a conclu, entre autres, que les témoins de la défense pourraient être introuvables, ce qui aurait mis à mal les droits des suspects à un procès équitable. Dans l'une des affaires, le Tribunal a conclu que le système judiciaire rwandais n'était pas indépendant et susceptible d'ingérence politique.

Depuis lors, le Tribunal a rejeté trois autres demandes de transfert au Rwanda pour des suspects de génocide. Sur ces cinq demandes au total, trois ont déjà été confirmées en appel. Toutes les décisions ont souligné la peur des témoins potentiels, confrontés à des actes d'intimidation et à des accusations d'idéologie du génocide (un délit pénal au Rwanda impliquant tout acte considéré comme incitant à la haine ou conduisant à la violence) pouvant aller jusqu'à de véritables violences et à la mort.  Des juridictions étrangères, notamment le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne, ont rejeté des demandes d'extradition pour des raisons similaires au cours de l'année dernière.

En dépit de ces décisions prises tant par le TPIR que par des tribunaux étrangers expliquant que des affaires liées au génocide rencontreraient ingérence politique et jugement inéquitable dans les tribunaux rwandais, votre bureau a décidé en juin 2008 de transférer au Rwanda les dossiers du FPR encore plus sensibles politiquement, pour qu'ils y fassent l'objet de poursuites judiciaires. Répondant alors aux questions du Conseil de sécurité sur cette décision, vous avez déclaré que votre bureau observerait de près les procédures et rappellerait l'affaire devant le TPIR si le procès ne respectait pas les normes internationales.

Dans les semaines qui ont suivi votre décision de transférer les dossiers du FPR, un tribunal militaire rwandais a mis en accusation et jugé pour crimes de guerre quatre officiers du FPR pour le meurtre en 1994 de 15 civils, dont 13 étaient des ecclésiastiques. Le procès s'est avéré être une mascarade politique  et une parodie de justice, trahissant les droits des familles des victimes à obtenir justice pour leurs êtres chers. Tant l'accusation que la défense ont présenté les meurtres comme des réactions spontanées de soldats accablés de douleur pour leurs camarades officiers du FPR qui avaient perdu des parents dans le génocide. Le tribunal n'a entendu que les témoignages soutenant cette version des faits, en dépit des preuves que vous avez transmises aux services du procureur du Rwanda indiquant que les meurtres faisaient partie d'une opération militaire planifiée impliquant de plus hauts fonctionnaires. Deux des officiers ont avoué les meurtres et ont été condamnés à huit ans d'emprisonnement, peine réduite à cinq ans en appel. Deux officiers d'un grade supérieur ont été acquittés à l'issue d'un procès très court.

Malgré votre engagement envers le Conseil de sécurité de garantir une observation étroite du procès, vous n'avez envoyé un observateur que pour deux audiences de détention préventive, une journée de procès, les conclusions et le verdict. Cette présence superficielle ne constituait pas une observation minutieuse. Human Rights Watch ainsi que plusieurs organisations non gouvernementales rwandaises et des journalistes ont observé les procédures judiciaires.

Depuis le verdict à l'issue du procès rwandais le 24 octobre 2008, Human Rights Watch a réclamé à maintes reprises votre évaluation officielle de ce procès et vous a exhorté à rappeler l'affaire et à la juger en accord avec les preuves disponibles. Notre discussion la plus récente s'est déroulée dans votre bureau le 23 mars 2009.  A chaque occasion, vous avez dit à Human Rights Watch que vous étudiez toujours le dossier et que vous fourniriez une évaluation finale en temps utile. Vous n'avez pas fourni d'évaluation et sept mois se sont maintenant écoulés depuis le verdict et trois mois  depuis la décision en appel.

Nous vous appelons à inclure dans votre rapport du 4 juin au Conseil de sécurité une évaluation portant sur le respect des normes internationales de procès équitable par le procès rwandais et, si vous estimez que ces normes n'ont pas été atteintes, à rappeler l'affaire devant le Tribunal. Nous croyons savoir que vous avez toute discrétion pour décider des affaires devant être poursuivies, mais nous vous appelons à exiger des mises en accusation pour les officiers supérieurs du FPR contre lesquels nous pensons que votre bureau a rassemblé des preuves substantielles et à poursuivre ces affaires vigoureusement. Si nécessaire, nous vous demandons de réclamer au Conseil de sécurité la prolongation du mandat du Tribunal au-delà du 31 décembre 2009, pour garantir une période de temps suffisante pour le traitement de ces dossiers.

Nous croyons fermement que votre mandat de Procureur général ne sera pas rempli tant que vous n'engagerez pas de poursuites pour les crimes présumés du FPR. S'abstenir d'agir de la sorte souillera sans aucun doute les perceptions de l'impartialité du Tribunal et portera atteinte à sa légitimité aux yeux des générations futures. Réclamer justice pour les victimes de ces crimes du FPR ne revient pas à nier le génocide ou à exprimer une équivalence entre ces crimes avec le génocide. C'est affirmer simplement que toute victime, quelle que soit l'identité du coupable présumé, a le droit de demander réparation pour les torts qui lui ont été faits.

Nous vous remercions par avance de votre attention à cette question cruciale.

Veuillez agréer, Monsieur le Procureur, l'expression de mes sentiments distingués.

 

Kenneth Roth
Directeur exécutif de Human Rights Watch

May 26, 2009
 
Justice Hassan B. Jallow
Office of the Prosecutor
International Criminal Tribunal for Rwanda
Arusha, Tanzania

Dear Mr. Prosecutor,

As you prepare to brief the Security Council on June 4 on the progress of the Tribunal, we write to urge you once more to prosecute crimes committed by the Rwandan Patriotic Front (RPF) in 1994. With the ICTR scheduled to complete all trials by the end of this year, we ask that you immediately announce your intention to pursue these cases so as not to leave the Security Council with the false impression that the Tribunal's core work at the indictment level is completed.

The Tribunal has achieved considerable success in bringing to justice those most responsible for the Rwandan genocide. However, a failure also to address the RPF's killing of tens of thousands of civilians will result in serious impunity for grave crimes committed in 1994 and would leave many with a sense of one-sided, or victor's, justice. Such a result would seriously undermine the Tribunal's legacy.

As you know, a UN Commission of Experts in 1994 documented crimes committed by the RPF and concluded that the RPF had "perpetrated serious breaches of international humanitarian law and crimes against humanity." The Commission's report, which was instrumental in establishing the ICTR, "strongly recommend[ed]" that the Security Council ensure that the persons responsible for these crimes be brought to justice before an independent and impartial tribunal. The UN High Commission for Refugees estimated the number of victims to be between 25,000 and 45,000 from April to August 1994. While not of the same nature or scale as the genocide, these serious crimes fall within the ICTR's jurisdiction and should now be prosecuted.

We understand why the Office of the Prosecutor has waited to prosecute the RPF cases until other cases have been completed. Prioritizing cases against the masterminds of the genocide involved gathering evidence inside Rwanda and having witnesses travel from Rwanda to Tanzania to testify at the Tribunal, all of which required the cooperation of the Rwandan government. When your predecessor, Carla Del Ponte, announced in 2002 that the ICTR would investigate RPF crimes, Rwandan officials prevented witnesses from traveling to the Tribunal, forcing the suspension of several trials for months.

Now that most of the genocide trials have been completed or are drawing to a close, concerns about Rwandan obstruction are not as pressing. Given that your office has investigated RPF crimes for more than ten years now, and based on our own investigations, including with witnesses who have spoken to ICTR investigators, we believe your office has sufficient evidence to request that indictments be issued. Even if Rwanda once again prevented the travel of witnesses from Rwanda to Tanzania to testify at the Tribunal, your office could rely on witnesses from outside Rwanda who are willing to testify.  We are aware that some of them have written to you personally, seeking justice for relatives lost at the hands of the RPF in 1994.

We were extremely disappointed by your June 2008 decision to transfer files of RPF suspects from the ICTR to Rwanda for domestic prosecution. We fear the reason was your concern that cases involving RPF crimes are too politically difficult for the Tribunal to adjudicate because of the likely need to indict senior figures in Rwanda's military or current government.

At the time of your decision, the Tribunal had just denied two requests to transfer indicted génocidaires to Rwandan courts because they would face unfair trials. The Tribunal concluded, among other things, that defense witnesses might be unavailable, thereby jeopardizing suspects' fair-trial rights. In one of the cases, the Tribunal concluded that the Rwandan judiciary was not independent of political interference.

Since that time, the Tribunal has denied three additional requests for genocide suspects to be transferred to Rwanda. Of the total five cases, three have already been confirmed on appeal. All decisions have emphasized the fear that potential witnesses face, ranging from intimidation and accusations of genocide ideology (a criminal offense in Rwanda involving any act deemed to espouse hatred or lead to violence) to actual violence and death.  Foreign jurisdictions, including the United Kingdom, France, and Germany, have dismissed requests for extradition on similar grounds in the past year.

Despite these decisions by both the ICTR and foreign courts making clear that genocide-related cases would face political interference and unfair adjudication in the Rwandan courts, your office  decided to hand over to Rwanda the even more politically sensitive RPF files for domestic prosecution in June 2008. When answering questions by the Security Council on this decision at the time, you stated that your office would monitor the proceedings closely and would recall the case to the ICTR if the trial did not meet international standards.

Within weeks of your decision to transfer the RPF files, a Rwandan military court charged and tried four RPF officers with war crimes for the 1994 killing of 15 civilians, 13 of them clergy. The trial proved to be a political whitewash and a miscarriage of justice, betraying the rights of victims' families to obtain justice for their loved ones. Both the prosecution and the defense presented the killings as spontaneous reactions by soldiers overcome with grief for their fellow RPF officers who had lost relatives in the genocide. The court heard testimony only from witnesses supporting this version of events, despite evidence you transmitted to Rwanda's prosecution service indicating that the killings were part of a planned military operation involving more senior officials. Two of the officers confessed to the killings and were sentenced to eight years in prison, reduced to five years on appeal. Two more senior officers were acquitted after a very brief trial.

Despite your commitment to the Security Council to ensure close monitoring of the trial, you sent an observer for only two preliminary detention hearings, one trial day, closing arguments, and the verdict. That cursory presence did not constitute diligent monitoring. Human Rights Watch and several Rwandan nongovernmental organizations and journalists monitored the proceedings.

Since the verdict of the Rwandan trial on October 24, 2008, Human Rights Watch has repeatedly asked for your official assessment of the trial and has urged you to recall the case and try it in accordance with the available evidence. Our most recent discussion was in your office on March 23, 2009.  On each occasion, you told Human Rights Watch you were still looking at the file and would provide a final assessment in due course. You have not offered an assessment, and it is now more than seven months since the verdict and three months since the appellate decision.

We call on you to include in your June 4 briefing to the Security Council an assessment of whether the Rwandan trial complied with international fair trial standards and, if you find such standards were not met, to recall the case to the Tribunal. We understand that you have discretion in deciding which cases to pursue, but we call on you to seek indictments against more senior RPF officers in relation to whom we believe your office has gathered substantial evidence and to pursue such cases vigorously. If necessary, we ask that you request the Security Council to extend the Tribunal's mandate beyond December 31, 2009, to ensure adequate time to prosecute these cases.

We strongly believe that your mandate as Chief Prosecutor will not be fulfilled until you prosecute alleged RPF crimes. Failure to do so will undoubtedly taint perceptions of the Tribunal's impartiality and undermine its legitimacy in the eyes of future generations. Seeking justice for the victims of these RPF crimes neither denies the genocide nor equates these crimes with genocide. It simply asserts that all victims, regardless of the identity of the alleged perpetrator, have the right to seek redress for the wrongs done to them.

We thank you in advance for your attention to this pressing matter.

Kenneth Roth
Executive Director