Nous étions bien seuls, il y a dix ans... (Roger Marie Biloa)
Editorial de Marie-Roger BILOA
Un jour d'avril 1994, il y a exactement dix ans, lorsqu'un tir de missile abattit un Falcon en phase d'atterrissage sur l'aéroport de Kanombé à Kigali, ils étaient peu nombreux, hors du Rwanda, à réaliser la portée sismique de ce qui venait de se produire. L'horreur apocalyptique qui s'ensuivit acheva d'affoler les repères de la nuée de reporters déboussolés qui étaient accourus. Ajoutez à cela que la quasi-totalité d'entre eux mettaient les pieds pour la première fois dans un pays dont ils ignoraient tout et qu'ils n'auraient pas pu situer sur une carte avant le fatidique 6 avril, et l'on peut imaginer la fragilité de bien des rapports et analyses.

Africa International Magazine N°375 Avril 2004
Le problème, c'est que plusieurs de ces médias disposaient d'une immense influence qui se transforma, dès le départ et parfois en toute bonne foi, en capacité de désinformer. Certains, par pure compassion, se crurent obligés d'endosser aveuglément les “explications” habilement servies par ceux qui se rangeaient désormais dans le camp des victimes, après avoir pris les armes pour accéder au pouvoir. Ce fut le premier malentendu: le Front patriotique rwandais (FPR), machine de guerre de Paul Kagamé, aujourd'hui “homme fort” de Kigali, n'était en rien «victime» d'une situation qu'il avait créée, au contraire des populations civiles qui lui servaient à la fois de chair à canon et de paravent. Quand les stratèges du FPR glissèrent à la presse que l'avion transportant deux présidents en exercice, le Rwandais Juvénal Habyarimana et le Burundais Cyprien Ntaryamira, avait été descendu par des «extrémistes hutus» en dépit du bon sens, les médias recrachèrent en polyphonie ce mensonge si commode … Mais c'était un mensonge lourd de conséquences. Il exemptait le nouveau régime de toute responsabilité, présente et à venir, dans la phénoménale descente aux enfers du Rwanda, pays des plus prometteurs avant l'invasion du FPR. Accablée par sa mauvaise conscience face aux tueries généralisées qu'elle n'avait pas pu empêcher en 1994, savamment et constamment culpabilisée par les nouveaux maîtres de Kigali, la communauté internationale n'osera pas tirer toutes les conséquences des massacres collectifs que Kagamé fera froidement exécuter dans différents camps de réfugiés, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Jusqu'à ce jour d'ailleurs, surfant sur son rôle de «victime du génocide», Kagamé n'est toujours pas obligé de rendre des comptes sur le pillage en grand style de l'ex-Zaïre.
Africa International Magazine N°375 Avril 2004
Seuls contre tous, bravant le politiquement correct, notre journal avait rapidement attribué la responsabilité du tir de missile au FPR, après une enquête qui reposait sur une longue connaissance de la région des Grands Lacs. Les conclusions du juge Jean-Louis Bruguière ne font que confirmer et officialiser des faits désormais connus. Le magistrat français, qui dirigeait la seule enquête judiciaire menée à ce jour sur l'attentat contre l'avion présidentiel, a pu recueillir une multitude de témoignages dont plusieurs émanant d'acteurs directs connus de notre rédaction. Intéressante est la démonstration que, si un camp a planifié les événements, c'est plus le FPR, engagé dans une course au pouvoir sans élections, que le camp gouvernemental, embourbé dans des conflits internes et désorganisé par les Accords d'Arusha. Un travail minutieux, d'autant plus circonspect que le sujet reste explosif. A titre d'exemple, quand il est apparu que l'enquête affirmait hardiment que la boîte noire de l'avion se trouvait aux mains de l'ONU, connue pour ses nombreuses tentatives d'étouffer toute enquête sur l'assassinat des deux présidents, l'organisation a d'abord tourné la révélation en dérision… avant de reconnaître que l'objet se trouvait bel et bien dans ses locaux à New York! Cet épisode, qui n'a fait que renforcer la crédibilité du travail du juge Bruguière, si besoin en était, n'indique pas grand chose sur la suite qui lui sera donnée, lorsque les conclusions seront officiellement transmises au parquet. On peut néanmoins voir dans la réaction du principal accusé un semi-aveu involontaire. Agacé, Paul Kagamé a déclaré que le président Habyarimana n'a eu que ce qu'il méritait, parce qu'il était « un dictateur et un génocidaire », avant de s’étonner de «tout ce raffut autour de cet individu». «Je m’en fiche de savoir qui l’a tué!»… Un dérapage que ses équipes de propagandistes parisiens, effarés de voir craquer cet animal à sang froid, s'efforcent à présent de corriger, non sans tenter de discréditer l'enquête qui mouille définitivement l'actuel président rwandais. Diligentée à la demande des familles des équipages français et avec le soutien actif du capitaine Paul Barril, cette investigation a pourtant failli ne jamais voir le jour, le gouvernement français ayant refusé de saisir la justice… A ce stade, elle a déjà eu pour effet de rééquilibrer de manière capitale le débat sur le Rwanda. On ne pourra plus le caricaturer en combat entre un groupe vertueux et un autre diabolique. La paix se construit sur les responsabilités partagées, sur la vérité et non sur des manipulations, aussi rusées soient-elles. A Paris, un colloque prévu le 6 avril a justement pour but de relire les pages les plus noires de l'histoire rwandaise avec un regard dessillé et constructif.