La "boîte noire" du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l'ONU, à New York
LE MONDE | 09.03.04 | 14h13
Selon le juge Bruguière, les Nations unies font obstruction à l'enquête sur l'attentat du 6  avril 1994

Dès le 7  avril 1994, au lendemain de l'attentat contre l'avion présidentiel à Kigali, le Conseil de sécurité des Nations unies s'est déclaré "gravement préoccupé par le tragique incident" qui venait de coûter la vie aux chefs d'Etat du Rwanda et du Burundi, et "par les violences qui ont suivi".

Il a alors "invité le secrétaire général à recueillir toute information utile à ce sujet par tous moyens à sa disposition et de faire rapport dans les plus brefs délais au Conseil".

 

Dix ans plus tard, et en dépit de plusieurs autres résolutions mettant en exergue la nécessité de faire la lumière sur un crime ayant débouché sur un génocide, l'ONU n'a toujours pas ouvert l'enquête. Au contraire, selon l'instruction menée par le juge Bruguière, elle a continûment fait obstruction à la manifestation de la vérité, entre autres par le recel d'une pièce à conviction essentielle  : la "boîte noire" du Falcon  50.

L'enquête de la justice française révèle un monde à contre-emploi. Accusée d'être à l'origine, avec d'autres extrémistes hutus de l'entourage présidentiel, de l'assassinat de son propre mari, Agathe Habyarimana commet plusieurs avocats et s'épuise en vaines correspondances pour lancer une enquête internationale. Mandaté par elle, le capitaine Paul Barril, l'ancien "super-gendarme" de l'Elysée reconverti en franc-tireur du demi-monde franco-africain, retrouve à Kigali, en avril et mai  1994, les bandes sonores et la main courante de la tour de contrôle de l'aéroport (qu'il remettra au juge Bruguière six ans plus tard), mais prend une banale antenne du système de navigation pour la "boîte noire" de l'avion abattu. Enfin, le nouveau régime à Kigali, issu des fosses communes du génocide, n'aurait eu d'autre souci que celui de faire constater, en 1996, "l'accident" de l'avion présidentiel par l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), afin de toucher la prime d'assurance.

En invoquant des "informations confidentielles", le rapport de la justice française affirme que l'expertise de l'OACI a eu "pour finalité d'obtenir de la compagnie d'assurances Lloyd's à Londres une indemnisation financière en parallèle à l'action engagée en Belgique par les familles des victimes françaises, rwandaises et burundaises". Fin septembre  1998, le gouvernement rwandais aurait encaissé 2,5  millions de dollars, moins 22  360  dollars de frais d'avocat, "sans que les familles des victimes en aient été au préalable informées ni, de ce fait, indemnisées jusqu'à ce jour".

Quant aux Nations unies, elles auraient eu accès au site du crash avant le 7  mai 1994, date à laquelle le premier ministre du gouvernement intérimaire rwandais, Jean Kambanda, confirme ce fait dans une lettre au commandant des casques bleus à Kigali, le général Roméo Dallaire, qui le niera cependant par la suite. Toutefois, même lorsque l'ONU comptera 6  622  casques bleus à Kigali, en décembre  1994, elle ne fera aucun effort pour élucider ce que son rapporteur pour les droits de l'homme à ce moment, le juriste ivoirien René Degni-Ségui, appellera le "nœud gordien" du génocide.

Deux procureures générales successives du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), la Canadienne Louise Arbour et la Suissesse Carla Del Ponte, refusent de mettre en œuvre le "deuxième mandat" du TPIR, soit l'instruction des crimes de guerre commis par le FPR lors de sa conquête du pouvoir, en 1994. Carla Del Ponte suspend les "enquêtes spéciales"sur les crimes de guerre du FPR après sa rencontre, le 28  juin 2002 à Kigali, avec le président Paul Kagamé, celui-ci ayant protesté de son innocence. Trois mois plus tard, le 8  octobre, elle refuse de réceptionner un dossier sur l'attentat du 6  avril, constitué à son intention par des officiers rwandais pour lui apporter la preuve de la responsabilité du FPR...

Déjà révélée dans ses grands traits par le journaliste canadien Steven Edwards, le 1er  mars 2000, dans les colonnes du National Post, la mésaventure d'un enquêteur australien du TPIR, Me  Michael Hourigan, atteste l'existence d'une volonté politique forte de nier l'évidence. A la tête d'une équipe d'investigation à Kigali, l'avocat australien signale à ses supérieurs, en février  1997, le contact établi avec trois membres de l'Armée patriotique rwandaise, celle du FPR, qui affirment avoir participé, au sein d'un mystérieux "network", à la préparation ou l'exécution de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana. Prêts à quitter le régime en place, ils demandent à être mis en sécurité à l'étranger, en échange de leur témoignage.

Eu égard à l'importance de l'affaire, Michael Hourigan avise à deux reprises, directement, la procureure générale du TPIR, Louise Arbour. Chaque fois, il est encouragé à persévérer. Pour pouvoir fournir plus de détails, un rendez-vous téléphonique est même arrangé en mettant à profit la ligne sécurisée de l'ambassade des Etats-Unis à Kigali. Or, quelques jours plus tard, un émissaire spécialement dépêché depuis le siège de l'ONU à New York par le nouveau secrétaire général, Kofi Annan, qui avait été jusqu'au 1er  janvier 1997 responsable des opérations de maintien de la paix, dont la Mission des Nations unies au Rwanda (Minuar), intime l'ordre à M.  Hourigan d'évacuer du Rwanda toute preuve de son investigation et de se rendre à La  Haye, pour y rencontrer Louise Arbour. "Très agressive", celle-ci lui déclare alors que le TPIR n'a aucunement mandat d'enquêter sur l'événement déclencheur du génocide, mettant par ailleurs en cause la "probité intellectuelle et morale" du capitaine sénégalais ayant établi le contact avec deux des trois dissidents du FPR prêts à parler, voire à mettre le TPIR en relation avec le tireur du missile fatal.

Pourtant, peu avant le génocide, en janvier  1994, le capitaine Amadou Démé avait administré la preuve de ses talents d'infiltration en révélant la localisation de plusieurs dépôts d'armes des Interhamwe, la milice hutue extrémiste appelée à devenir la brigade de choc de l'œuvre exterminatrice.

M.  Hourigan et ses collaborateurs, dont un ancien agent spécial du FBI chargé de la lutte antiterroriste à New York, James Lyon, ont dû abandonner leur enquête. Ayant quitté l'ONU, dégoûtés, ils ont nourri le dossier du juge Bruguière, par exemple du "mémorandum interne" que la présidente du TPIR, Navanethem Pilay, a refusé de communiquer à la justice française, sur instruction de ses supérieurs à New York. Y figurent dix noms de membres du "network", qui recoupent ceux cités par les dissidents du régime auditionnés dans le cadre de l'instruction française. D'ailleurs, plusieurs témoins-clés du juge Bruguière s'étaient adressés, en vain, au TPIR.

Dans sa déposition, Michael Hourigan estime que le TPIR fait l'impasse sur l'attentat contre l'avion du président Habyarimana sous la pression des Etats-Unis, alliés au régime du général-président Kagamé. Le fait est que l'ONU, indépendamment du changement de ses responsables au fil du temps, montre une extraordinaire constance dans la dissimulation de preuves accablant le nouveau pouvoir à Kigali.

Le 19  juin 2001, contredisant ses affirmations antérieures, Dassault Falcon Service, qui avait assuré les révisions de l'avion présidentiel rwandais, a indiqué à la justice française que le jet de Juvénal Habyarimana était bien équipé d'un cockpit voice recorder(CVR), c'est-à-dire d'une "boîte noire".

Grâce à une confidence d'un "ex-membre des Nations unies", le juge Bruguière a ensuite retrouvé le responsable des opérations aériennes de l'ONU à Kigali, d'avril à décembre  1994. Après quatre mois de refus de témoigner, Roger Lambo, de nationalité canadienne, a finalement déclaré sur procès verbal, le 1er  mars 2002, que le CVR était arrivé au bureau des Nations unies à Kigali "environ deux ou trois mois après la perte du Falcon  50".

Il affirme tout ignorer de la provenance de la "boîte noire", mais précise qu'elle était "en bon état et possédait une plaquette sur laquelle se trouvaient inscrits le nom du fabricant et le numéro de série". Qu'a-t-il fait de cette pièce à conviction  ? Sur instruction d'Andy Sequin, à l'époque chef de l'unité de sécurité aérienne à l'ONU, il l'a convoyée, dans la valise diplomatique, de Kigali à Nairobi, d'où elle a été expédiée au siège des Nations unies à New York.

Si la "boîte noire" s'y trouve toujours, l'ONU disposerait d'un sérieux atout pour le jour qu'elle voudrait savoir ce qui s'est passé, le 6  avril 1994, dans le ciel nocturne de Kigali...

Stephen  Smith