L'éditorial du Monde
L'abîme rwandais
LE MONDE | 09.03.04 | 15h05

L'histoire du Rwanda donne le vertige. Dans moins d'un mois, pour la dixième fois, le monde commémorera le "premier génocide en terre africaine", les cent jours d'un massacre planifié et organisé que la communauté internationale ne sut arrêter et qui coûta la vie à plus d'un demi-million, peut-être un million, de Tutsis et de Hutus. Les premiers furent victimes du "crime des crimes", celui consistant à vouloir anéantir des hommes pour ce qu'ils sont  ; les seconds, opposants à la dictature ethnique, furent mis à mort comme "traîtres", parce qu'ils refusèrent de lever la machette sur leurs voisins.

Le génocide au Rwanda n'aurait sans doute pas commencé le 7  avril 1994 si, la veille au soir, l'avion du président - hutu - Juvénal Habyarimana n'avait pas été abattu d'un tir de missile. Mais l'œuvre exterminatrice était préparée, pensée et acceptée par ceux qui traitaient de "cancrelats" - inyenzi - les Tutsis, minoritaires dans le pays. La chasse à l'homme pouvait commencer à tout moment. Dans ce contexte, l'attentat contre le Falcon présidentiel ne pouvait que déboucher sur un bain de sang.

Selon l'enquête du juge français Jean-Louis Bruguière, cette lourde responsabilité a été prise par le Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement rebelle issu de la diaspora tutsie, tout aussi prompt que les extrémistes de l'autre bord à considérer comme des "traîtres" ceux qui n'avaient pas fui le pays depuis 1959 et l'émergence d'un "pouvoir hutu" dans l'ancienne colonie belge.

Il n'y a pas de métrique pour l'horreur. Mais on doit aux victimes de ne pas tout confondre  : l'acte terroriste que fut l'attentat du 6  avril 1994, ses conséquences cyniquement assumées par le FPR, le génocide des Tutsis par les partisans de l'ancien régime... Il n'est pas aisé de départager le bien et le mal au "pays des Mille collines". Au plus tard depuis que le FPR, d'octobre  1996 à mai  1997, a persécuté sur 1  500  km à travers l'ex-Zaïre quelque 400  000 Hutus, dont la moitié y périrent, le nouveau pouvoir à Kigali a perdu toute légitimité de se réclamer des victimes d'une histoire émaillée de massacres réciproques, mue par le chantage à la mort qu'il faudrait donner pour ne pas la recevoir en premier. Or le sang ne lave pas le sang. Autrement, le Rwanda se serait racheté depuis longtemps.

Rendre justice, établir les faits et dire la vérité, voilà la mission de la communauté internationale, qui, pour la seconde fois en une décennie, a failli au Rwanda, après sa non-assistance à population en danger d'extermination, en 1994, l'an du génocide. Dire le crime, à défaut d'avoir pu le prévenir, et créer les conditions d'une réconciliation dans l'équité, cela devait être l'objectif du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), en particulier, et des Nations unies, en général. Mais l'ONU n'a pas voulu savoir ce qui s'est passé le 6  avril 1994, au risque de se disqualifier pour juger les cent jours de tueries qui l'ont suivi. La justice française fait son travail et doit le poursuivre, au nom de toutes les victimes.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 10.03.04