L'enquête sur l'attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide
LE MONDE | 09.03.04 | 14h13    MIS A JOUR LE 09.03.04 | 14h23

 

Le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière a bouclé l'instruction sur le crash de l'avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994. "Le Monde" a pu consulter le rapport final, qui en impute la responsabilité au Front patriotique rwandais (FPR) du général Kagamé, aujourd'hui au pouvoir à Kigali

Menée depuis six ans, à la demande des parents de l'équipage français qui a péri dans cet attentat, l'enquête du juge d'instruction Jean-Louis Bruguière sur le crash du Falcon 50 du président rwandais Juvénal Habyarimana - l'événement déclencheur, le 6 avril 1994, du génocide dont furent victimes plus d'un demi-million de Tutsis au "pays des mille collines" - conclut à la responsabilité du Front patriotique rwandais (FPR), l'ex-mouvement rebelle aujourd'hui au pouvoir à Kigali.

Dans un rapport de 220 pages, dont Le Mondea pu prendre connaissance, daté du 30 janvier 2004 et intitulé "Résultat de l'enquête de la division nationale antiterroriste de la direction générale de la police judiciaire", le général Paul Kagamé, ex-chef rebelle et actuel chef de l'Etat rwandais, est désigné comme le principal décisionnaire de l'attentat, en tête d'une liste de dix officiers supérieurs du FPR et des deux "servants des missiles sol-air"tirés sur l'avion présidentiel, qui y sont également identifiés.

A Kigali, dans un climat tendu à l'extrême après le départ des troupes françaises, en décembre 1993, et l'arrivée de 2 500 casques bleus des Nations unies pour sécuriser la fin négociée d'une guerre civile émaillée de massacres et d'assassinats politiques, le meurtre du président Habyarimana fut le signal pour la majorité hutue, à laquelle il appartenait, d'une tuerie généralisée "pour venger le chef". Encadré par des responsables de l'ancien régime, ce génocide perpétré contre les Tutsis - environ 15 % de la population - ne prit fin qu'au terme de cent jours d'un bain de sang inouï, avec la victoire militaire du FPR.

L'enquête du juge Bruguière, fondée sur des centaines de témoignages, des dizaines de commissions rogatoires et de nombreuses missions d'entraide judiciaire à l'étranger, bénéficie du concours de plusieurs dissidents du FPR, exilés en lieu sûr, dont un membre du "network commando", la structure clandestine placée directement sous les ordres du général Kagamé et chargée de l'attentat.

Dans son audition, ce témoin-clé s'explique sur l'hypothèse - a priorimonstrueuse - que le FPR, le mouvement rebelle né dans la diaspora tutsie, ait pu sacrifier, pour sa prise de pouvoir, les "Tutsis de l'intérieur", c'est-à-dire les parents restés au pays après la fin, en 1959, de l'hégémonie politique de l'ethnie minoritaire au Rwanda. "Paul Kagamé n'avait que peu de considération pour les Tutsis de l'intérieur qui étaient presque assimilés à ses yeux aux Hutus, affirme le capitaine Abdul Ruzibiza. Les Tutsis de l'intérieur étaient des ennemis potentiels qu'il fallait éliminer au même titre que les Hutus pour prendre le pouvoir, objectif essentiel de Paul Kagamé."

Un autre dissident, Jean-Paul Mugabe, réfugié politique aux Etats-Unis, avait imputé, dès mai 2000, la responsabilité de l'attentat contre le Falcon 50 au FPR, avec cette mise en garde : "Les génocidaires hutus, qui ont tué des Tutsis sans défense, et -les- autres révisionnistes et groupes extrémistes ne devraient pas se servir du présent témoignage pour nier l'existence du génocide contre les Tutsis et prétendre que le crime de Kagamé sur Habyarimana donnait le droit de massacrer les Tutsis sans aucun lien avec Kagamé. Les responsables du génocide de 1994 doivent être poursuivis conformément au droit international."

Bien que le rapport de synthèse du 30 janvier 2004 ait été communiqué "de façon informelle" au parquet de Paris, ce dernier n'est pas encore formellement saisi des conclusions de l'enquête Bruguière. "Si c'était le cas, le parquet devrait décider s'il lance des mandats d'arrêt internationaux, pour "assassinat en relation avec une entreprise terroriste", contre une dizaine des plus hauts responsables du pouvoir actuel à Kigali, à l'exception du président Kagamé, qui jouit de l'immunité reconnue aux chefs d'Etat en exercice", explique une source proche de l'enquête, en ajoutant : "D'un point de vue à la fois judiciaire et politique, le choix du moment opportun pour cet affrontement aux conséquences diplomatiques potentiellement considérables fait encore débat."

Si, tant à l'Elysée qu'au Quai d'Orsay, on affirme que "la justice passera", un conseiller de Jacques Chirac reconnaît, sous couvert d'anonymat, qu'une "consigne civique" a été passée au juge Bruguière pour qu'il ne saisît pas le parquet dans le contexte du dixième anniversaire - imminent - du début du génocide au Rwanda.

Le commencement de l'œuvre exterminatrice est commémoré, tous les ans, le 7 avril, lendemain de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana et premier jour, à Kigali, des massacres à grandes échelles qui allaient, par la suite, gagné l'ensemble du pays. Cette année, de très nombreux dignitaires étrangers - des chefs d'Etat et de gouvernement, des ministres et des représentants d'organisations internationales... - sont attendus dans la capitale rwandaise pour la commémoration du "premier génocide en terre africaine" que le monde extérieur ne fit rien, en 1994, pour empêcher.

Au-delà de cette non-assistance à population en danger d'extermination, la France, l'alliée principale de l'ancien régime Habyarimana, a été accusée de "complicité avec les génocidaires". A Paris, où l'on croit savoir que "le FPR a déjà imprimé un livre avec de soi-disant témoignages d'anciens militaires rwandais, qui prétendent que des officiers français ont entraîné les miliciens extrémistes hutus, bras armés du génocide", on affirme vouloir passer le cap du "paroxysme émotionnel" du dixième anniversaire, sans s'engager "dans une sordide bataille de cadavres".

Cependant, après une toute relative accalmie, la guerre secrète entre Paris et Kigali est en fait relancée depuis un an déjà. Mettant à profit la brouille entre le général Kagamé et son ancien "tuteur" régional, le président ougandais Yoweri Museveni, la France n'a pas seulement "exfiltré" vers Kampala plusieurs dissidents du régime rwandais, quitte à leur trouver un exil plus sûr par la suite, mais elle a également monté l'opération "Artémis", le déploiement de 1 850 soldats européens - dont 1 500 Français - dans le nord-est du Congo, de juin à octobre 2003.

Au-delà du coup d'arrêt porté aux massacres à Bunia, et du sauvetage de la mission des Nations unies sur place, Paris aurait ainsi déjoué "une tentative du Rwanda de porter la guerre chez son "frère ennemi" ougandais, par milices congolaises interposées". De son côté, Kigali, conscient de l'épée de Damoclès que représente pour lui l'enquête judiciaire en France, a physiquement éliminé plusieurs informateurs du juge Bruguière.

Dans ce contexte chargé, la polémique risque d'éclipser l'interrogation sur la valeur intrinsèque de l'investigation menée par la justice française. Celle-ci, au regard du passé, était sans doute la moins bien placée pour mener l'enquête sur l'événement qui fit basculer dans l'horreur le Rwanda. Or, elle est la seule à s'être donné les moyens de connaître la vérité que les Nations unies et, tout spécialement, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ont non seulement refusé d'instruire mais se voient aujourd'hui accusés d'avoir voulu étouffer.

Stephen Smith


De l'espoir de paix au génocide

 

4 août 1993 : des accords de paix, signés par le président Habyarimana, l'opposition et les rebelles du FPR, prévoient le partage du pouvoir à Kigali.

5 octobre : création de la Mission des Nations unies au Rwanda (Minuar), forte de 2 500 casques bleus qui se déploient à partir de la mi-décembre.

23 octobre : après quatre mois au pouvoir, le premier président démocratiquement élu au Burundi, Melchior Ndadayé, un Hutu, est assassiné par des officiers tutsis putschistes.

28 décembre : en vertu des accords de paix, un bataillon du FPR (600 hommes) est installé à Kigali, au Conseil national pour le développement (CND).

5 janvier 1994 : le chef de l'Etat, Juvénal Habyarimana, prête serment comme président du "gouvernement de transition à base élargie", qui doit se mettre en place.

21 février : assassinat, à Kigali, du ministre des travaux publics et dirigeant du Parti social-démocrate (opposition hutue) ; dans la nuit, quelque 70 Tutsis ou Hutus "pro-FPR" sont massacrés.

22 février : lynchage, en représailles, de Martin Bucyana, dirigeant de la Coalition pour la défense de la République, un parti extrémiste hutu.

mi-mars : tentative d'assassinat de l'ancien premier ministre Dismas Nsengiyaremye (opposition hutue).

6 avril : de retour d'un sommet régional en Tanzanie organisé pour sauver la transition pacifique au Rwanda, l'avion du président Habyarimana est abattu d'un tir de missile.

7 avril : les massacres commencent à Kigali ; assassinat du premier ministre Agathe Uwilingiyimana et des dix casques bleus belges qui tentent de la protéger.

9-17 avril : la France et la Belgique interviennent pour évacuer leurs ressortissants (opération "Amaryllis").

16 avril : la Belgique retire ses troupes (780 hommes) de la Minuar.

21 avril : le Conseil de sécurité de l'ONU ramène à 270 casques bleus les effectifs de la Minuar.

12 mai : le haut-commissaire de l'ONU pour les droits de l'homme qualifie les tueries en cours de "génocide".

17 juillet : étendant son contrôle du pays jusqu'à la frontière avec l'ex-Zaïre, le FPR, qui est entré victorieux dans Kigali dès le 4 juillet, déclare "la fin de la guerre".

 


Le président Kagamé récuse le juge Bruguière

 

Dans une interview publiée le 15 février par l'hebdomadaire Jeune Afrique, le président Paul Kagamé récuse d'avance les conclusions de l'enquête Bruguière. "Dès le départ, avant même d'avoir enquêté, ce juge accusait déjà le FPR, y déclare-t-il. Comment voulez-vous que nous puissions le prendre au sérieux, avec de tels présupposés politiques et idéologiques ?"

Affirmant ignorer quel fut l'auteur de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana, il rétorque : "Demandez plutôt à ceux qui étaient là : les Français, les Belges, l'ONU. Eux étaient présents à Kigali, à l'époque. Omniprésents."

Enfin, invité à spéculer sur ce qui se serait passé si l'avion présidentiel n'avait pas été abattu le 6 avril 1994, le chef de l'Etat rwandais répond seulement que "le génocide se serait poursuivi, puisqu'il existait sous une forme rampante depuis 1959. A partir de cette année-là, une partie de la population rwandaise, les Tutsis, a été la cible systématique de discriminations, d'ostracismes et souvent de tueries de la part du pouvoir. (...) Le 6 avril n'a été qu'un prétexte pour passer à la vitesse supérieure."

 

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 10.03.04