La puissance de l’horreur au Rwanda

mercredi 15 avril 2009, par jesusparis


 

Durant trois mois terribles en 1994, environ 800.000 Rwandais ont été assassinés dans le cadre d’une tentative concertée menée par un groupe d’Hutus extrémistes pour éliminer la population Tutsi du pays.

Le génocide n’a pris fin qu’avec la victoire militaire du Front patriotique rwandais, un groupe rebelle fondé par des exilés rwandais et qui a renversé les extrémistes Hutus. Le chef érudit et austère du Front, Paul Kagamé, est le président actuel du Rwanda.

Au cours des quinze années qui se sont écoulées depuis le renversement du gouvernement extrémiste, le Rwanda est devenu une île de stabilité dans une région explosive. L’économie est en plein essor, la distinction entre Hutus et Tutsis est officiellement minimisée, et les violences ethniques et politiques ont été largement éradiquées. Un ordre méticuleux règne à Kigali, capitale d’un pays qui aime se décrire lui-même comme la Suisse de l’Afrique.

Mais le Rwanda a encore un long chemin à parcourir. Malgré la façade d’élections occasionnelles, le pays est essentiellement un Etat à parti unique. Et de manière ironique, c’est le génocide qui a fourni au gouvernement un alibi pour la répression. Sous couvert d’empêcher un nouveau génocide, le gouvernement fait preuve d’une intolérance prononcée à l’égard des formes les plus élémentaires de dissidence.

Il n’y a aucune opposition véritable. La presse est muselée. Les organisations non gouvernementales sont la cible d’attaques. Quand les élections parlementaires qui se sont déroulées en septembre dernier se sont soldées par une victoire écrasante avec 92% des votes pour le parti au pouvoir de Kagamé, les preuves collectées par les observateurs rwandais et de l’Union européenne ont suggéré que le gouvernement avait en fait gonflé le pourcentage des votes de l’opposition afin d’éviter l’impression embarrassante d’un pseudo-plébiscite de type soviétique.

L’un des outils de la répression a été le recours aux juridictions gacaca -des tribunaux informels fonctionnant sans juges ni avocats de formation -que le gouvernement a créés à l’échelle communautaire pour juger les coupables présumés du génocide. L’intention première était compréhensible : les prisons rwandaises étaient surpeuplées, avec des dizaines de milliers de génocidaires présumés et aucune perspective que les tribunaux classiques du pays puissent les juger dans un délai raisonnable. Les juridictions gacaca ont fourni un moyen rapide, bien qu’informel, de résoudre des affaires. En théorie, les membres de la communauté devaient savoir qui avait été ou non impliqué dans le génocide, mais en réalité le manque de participation de professionnels juridiques a laissé les procédures ouvertes à la manipulation.

Aujourd’hui, quinze ans après le génocide, des gens continuent à se présenter pour accuser leurs voisins de complicité dans le génocide, suggérant que les juridictions gacaca se sont transformées en un forum pour régler des vengeances personnelles ou pour réduire au silence des voix dissidentes. La perspective d’être soudainement accusé d’avoir participé au génocide, avec peu de recours légal contre des accusations fabriquées, suffit à ce que la plupart des gens gardent profil bas dans l’arène politique.

Le gouvernement indique qu’il clôturera les juridictions gacaca au mois de juin. Mais il a un autre outil de contrôle : le crime « d’idéologie génocidaire ». Adoptée officiellement l’année dernière, la loi criminalisant « l’idéologie génocidaire » est rédigée en termes si vagues qu’elle peut englober même les commentaires les plus anodins. Comme beaucoup de Rwandais l’ont découvert, être en désaccord avec le gouvernement ou faire des déclarations impopulaires peut facilement être qualifié d’idéologie génocidaire, passible de peines de prison allant de 10 à 25 ans. Cela laisse peu d’espace politique pour des opinions différentes.

Inciter le gouvernement à amender ces pratiques et ces lois répressives n’est pas facile, comme je l’ai découvert lors de rencontres récentes avec des hauts fonctionnaires, à commencer par le Premier ministre. Il est compréhensible qu’ils soient sensibles à des propos politiques pouvant conduire à de nouveaux massacres ethniques, mais le public est confronté au danger très réel que toute critique politique du gouvernement soit interprétée comme fomentant le génocide.

Les gouvernements occidentaux, ayant un profond sentiment de culpabilité de ne pas avoir stoppé le génocide et impressionnés par la stabilité et la croissance économique du Rwanda, n’ont été que trop désireux de fermer les yeux sur ce tour de passe-passe répressif.

Toutefois la stratégie de Kagamé manque de prévoyance et elle est dangereuse. Il prétend bâtir une société dans laquelle les citoyens sont seulement des Rwandais, et non des Tutsis ou des Hutus, mais sa répression de la société civile signifie que les chemins permettant de forger des liens alternatifs entre les gens sont limités. Cela augmente la probabilité que dans des moments de tension les Rwandais en reviennent à leur identité ethnique, comme cela arrive si souvent dans les sociétés répressives.

Le défi pour les dirigeants mondiaux, quinze ans après le génocide du Rwanda, est de surmonter le sentiment de culpabilité et de regarder au-delà de la paix imposée pour convaincre Kagamé et son gouvernement de bâtir les fondations d’une stabilité plus organique et durable.

Le meilleur moyen d’empêcher un nouveau génocide est d’insister pour que Kagamé cesse de manipuler la précédente tragédie.

Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch