Les accusations d'assassinats politiques
Après la diffusion du 1er octobre, plusieurs partis d'oppositions et organisations de la société civile, parmi lesquels l'organisation de René Mugenzi, ont décidé à l'image d'Ibuka d'écrire à la chaîne britannique.
Parmi les signataires de cette lettre ouverte, le Congrès national du Rwanda (RNC) de Patrick Karegeya, l'ancien chef des renseignements rwandais retrouvé assassiné dans un hôtel en Afrique du Sud le 1er janvier dernier. Cet assassinat d'une des figures de l'opposition en exil avait suscité la préoccupation d'abord des Etats-Unis, puis de la Grande-Bretagne et d'organisations des droits de l'homme qui y ont vu une possible motivation politique.
Le général Kayumba Nyamwasa, une autre figure de ce parti - le RNC - accusé par le Rwanda d'être une organisation, est l'un des personnages du documentaire. Il a été condamné par Kigali à vingt-quatre ans de prison pour « troubles à l’ordre public, atteinte à la sécurité de l’Etat, injures et diffamation, sectarisme et association de malfaiteurs ».
Lui-même a été victime de trois tentatives d'assassinat en Afrique du Sud. Trois Rwandais et un Tanzanien ont été condamné pour l'une de ces tentatives, celle de 2010, qualifié par la cour de crime politique, d'un complot d'un groupe émanant du Rwanda.
En mars 2014, la dernière tentative a entraîné l'expulsion par Pretoria de quatre diplomates, trois Rwandais et Burundais. Le ministre des Affaires étrangères du Rwanda a accusé l'Afrique du Sud d'abriter des terroristes responsables d'attaques à la grenade contre les civils dans le pays.
L'attentat contre l'avion d'Habyarimana
Dans le documentaire de la BBC, comme il y a un an sur les antennes de RFI, Kayumba Nyamwasa accuse Paul Kagame, à l'époque chef rebelle, d'avoir abattu l'avion du président Habyarimana le 6 avril 1994. Pour seule preuve, l'ancien chef des renseignements militaires de la rébellion FPR dit qu'il était en position de savoir.
« L'enquête du juge français Marc Trévidic n'est même pas mentionnée dans ce documentaire », s'énerve un officiel rwandais sur Twitter. Le magistrat français avait ordonné une expertise balistique qui, sans exclure la piste du Front patriotique rwandais (FPR), place le point d'origine des missiles dans les environs du camp de la garde présidentielle. Ce qui a relancé la thèse d'extrémistes hutus. Depuis 2012, l'Etat rwandais, partie civile, tente d'obtenir un non-lieu dans cette affaire.
Le prédécesseur du juge Marc Trévidic, Jean-Louis Bruguière, avait lancé des mandats d'arrêt contre neuf proches de Paul Kagame, dont le général Kayumba Nyamwasa. Cet ancien proche du chef de l'Etat rwandais a récemment envoyé une lettre à la justice française demandant son audition. Pretoria, jusque-là sourd aux demandes de la justice française, avait finalement dit en septembre dernier « examiner la requête du juge français d'entendre Kayumba Nyamwasa » sur le sol sud-africain.
Les massacres au Congo
Parmi les autres signataires de cette lettre des détracteurs du régime rwandais à la BBC, figurent les Forces démocratiques unifiées (FDU) de Victoire Ingabire, l'opposante emprisonnée au Rwanda suite à une condamnation pour négationnisme et conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre. La présidente des FDU dénonçait entre autres les massacres de Hutus imputés à l'Armée patriotique rwandaise (APR) du président Paul Kagame.
Victoire Ingabire fait aussi partie des personnages de ce documentaire de la BBC qui insiste sur les massacres survenus au Congo, à travers le témoignage d'une femme, une rescapée de ces tueries. Ces massacres ont été documentés depuis de nombreuses années, notamment par l'ONU. Rwanda, l'histoire passée sous silence a été diffusé le jour anniversaire, le 1er octobre, de la publication du rapport Mapping, une enquête réalisée par le Haut commissariat de l'ONU aux droits de l'homme et publiée en 2010. L'OHCHR, basée à Genève, demandait des poursuites pour mettre fin à l'impunité. Quatre ans après, il n'y a aucune poursuite, ni pour les crimes imputés à l'armée rwandaise, ni pour ceux des autres armées ou groupes armés congolais ou étrangers.
Ce qui gêne un militant des droits de l'homme rwandais aujourd'hui en exil, c'est que le général Kayumba Nyamwasa ait sous-entendu que ces massacres aient été des initiatives individuelles, des actes de vengeance isolés. « C'est bien d'avoir reconnu que des crimes étaient commis, mais il ment. Le nombre de morts, la nature des massacres, le fait d'avoir cherché à dissimuler les corps montre que c'était plus que ça », assure-t-il, insistant sur la nécessité pour les anciens du régime de dire toute la vérité.
Le TPIR ferme ses portes
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) fermera ses portes en décembre prochain sans avoir instruit aucun des crimes de guerre ou violations des droits de l'homme dont est soupçonné le FPR de Paul Kagame, notamment l'attentat contre l'avion du président Habyarimana.
C'est sur cette piste que travaillait le TPIR, selon l'un des anciens responsables des enquêtes de ce tribunal interrogé de ce documentaire de la BBC. Notamment, sur la foi du témoignage d'un autre ancien proche de Paul Kagame, lui aussi condamné au Rwanda, l'ancien ambassadeur à Washington Théogène Rudasingwa, aujourd'hui coordinateur du RNC, la journaliste Jane Corbin accuse les Etats-Unis d'avoir protégé le chef de l'Etat rwandais. « C'est une manipulation politique », crient les proches du régime sur Twitter. Et pourtant, cette version des faits est confirmée par Carla Del Ponte. L'ancienne procureure du TPIR raconte comment elle a été écartée par l'ONU et les Etats-Unis - rongés par la culpabilité de ne pas être intervenu en 1994 pour empêcher le génocide - et n'a pas pu poursuivre les enquêtes concernant les crimes de guerre dont est soupçonné le FPR. Ce témoignage avait été projeté au Sénat français en avril dernier lors d'un colloque qualifié par la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, de négationniste.
Les réactions à Kigali
La lettre des détracteurs de Paul Kagame répondait à une autre lettre, celle d'Ibuka qui regroupe des associations de rescapés. Cette organisation proche du gouvernement accuse la BBC d'avoir fait un documentaire révisionniste et de ne pas avoir donné la parole aux rescapés.
Révisionniste pour avoir laissé deux chercheurs américains affirmer que durant le génocide, 200 000 Tutsis seulement et 800 000 Hutus sont morts. Le génocide de 1994 a fait un million de morts selon Kigali, 800 000 parmi les Tutsis et les Hutus modérés selon les Nations unies. Les Américains Christian Davenport et Allan C. Stam disent avoir enquêté au Rwanda et avoir tiré ces chiffres d'après des calculs statistiques. Ils affirment également que les massacres étaient globalement terminés dans la plupart des régions du pays avant l'arrivée de la rébellion de Paul Kagame.
Sur le site Open Democracy, Andrew Wallis, auteur d'un livre intitulé Silence complice : l'histoire passée sous silence de la France dans le génocide rwandais, accuse la BBC d'avoir choisi deux chercheurs peu crédibles et d'avoir ignoré les travaux d'autres plus connus comme Alison Des Forges de Human Rights Watch (HRW) ou le français Gérard Prunier. Pour ce qui est des autres points abordés par le documentaire, l'auteur de cet article estime simplement que la BBC n'a fait que parler des détracteurs de longue date du président Kagame.
L'ambassadeur du Rwanda en Grande-Bretagne a parlé sur les ondes de la BBC d'un documentaire « biaisé ». D'autres officiels rwandais insistent, eux aussi, sur Twitter sur le fait que seuls des opposants sont interrogés. La journaliste de la BBC, Jane Corbin, dit dans son commentaire avoir sollicité, en vain, des réactions de toutes les personnes mises en cause par ce documentaire et notamment le président rwandais Paul Kagame et l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair accusé de le défendre malgré des violations des droits de l'homme documentées.
La BBC mise en cause
La BBC réfute que son documentaire soit négationniste. Selon l'un de ses porte-parole, la chaîne britannique a reçu la lettre d'Ibuka et y répondra en temps voulu. « Tout le long du documentaire, les auteurs disent que toute personne qui remet en cause l'histoire officielle est accusée d'être négationniste », s'amuse le militant rwandais des droits de l'homme en exil.
Dans un message adressé à la radio pro-gouvernementale Contact FM, la BBC a souligné les multiples références dans son documentaire au génocide de 1994 et rappelé que le directeur du mémorial du génocide de Murambi, un rescapé, était interviewé. « Le film examine des preuves de chercheurs respectés et fait état de témoignages qui mettent en question l'histoire communément acceptée sur ce qui s'est passé avant et après 1994 et en particulier le rôle du FPR et de Paul Kagame », a expliqué l'une des porte-paroles de la chaîne britannique à la radio rwandaise ajoutant que pour la BBC, ce documentaire est une « contribution précieuse à l'histoire tragique de ce pays, de la région et de la gestion des affaires politiques au Rwanda ces 20 dernières années ».
« C'est quand même un film événement pour une chaîne de télévision qui n'avait que très peu abordé ce genre de sujets auparavant », explique, quant à lui, le spécialiste du Rwanda, André Guichaoua. Cette année, la BBC avait tout de même diffusé, en mars 2014, un reportage de Gabriel Gatehouse dans son programme Newsnight, qui, lui aussi, avait fait parlé de lui. Il revenait sur l'assassinat de l'opposant rwandais Patrick Karegeya et les tentatives d'assassinat contre son compatriote, Kayumba Nyamwasa.
A la sortie en avril dernier du documentaire de la BBC, Un homme bon au Rwanda, évoquant la vie et l'action du capitaine sénégalais Mbaye Diagne, le professeur André Guichaoua s'était insurgé : « Les auteurs de ce documentaire avaient explicitement choisi de ne pas mentionner le communiqué de la Minuar attribuant au FPR la mort du casque bleu », a-t-il déclaré, dénonçant une réécriture de l'histoire. Le capitaine Diagne avait été tué alors qu'il se trouvait sur un poste de contrôle des FAR, les Forces armées rwandaises de 1994. Dans un échange d'emails avec le chercheur français, Mark Doyle, l'auteur d'Un homme bon au Rwanda, s'était défendu en affirmant que ce n'était pas délibéré, qu'il avait préféré se concentrer sur la bravoure du casque bleu.
Lors des dernières commémorations, l'ONU avait décidé de faire de Mbaye Diagne, un héros des Nations unies sur initiative de l'actuel gouvernement rwandais.
L'épouse du casque bleu sénégalais, Yacine Mar Diop, avait récemment dénoncé sur RFI le fait que l'ONU ne l'avait pas assisté au cours des vingt dernières années. Elle était présente à Kigali lors des dernières commémorations du génocide.
« La BBC semble avoir voulu rééquilibrer son approche, commente encore André Guichaoua, mais n'a pas forcément échappé à d'autres approximations ou contre-vérités, surtout en ce qui concerne le bilan du génocide. »