Extrait du texte de Filip Reyjents dans Chronique politique Rwanda 2012-2013

 

GOUVERNANCE
 
1.1.  Troisième mandat pour Kagame ?
 
La question de savoir si le président Kagame pourrait briguer un nouveau mandat en 2017, alors que l’article 101 de la constitution l’interdit, avait déjà été lancée à la fin de 2011. Même s’il avait indiqué ne pas être demandeur d’un amendement constitutionnel[1], des doutes avaient été exprimés sur les intentions réelles de Kagame.[2] La chose se précise au début de 2013, en particulier lors du congrès national du FPR en février. Alors que l’échéance est encore loin, les congressistes consacrent trois heures à la question, et une « section des cadres du FPR demande au président Kagame de ne pas abandonner la fonction ».[3] Un article dans le quotidien du régime The New Times suggère que « un avenir sans Kagame est un avenir d’incertitudes ».[4] Dans son discours, Kagame lui-même demande que le parti trouve une formule alliant « changement, continuité et stabilité ». À sa demande, le parti désigne trois « sages » (Tito Rutaremara[5], Joseph Karemera et Antoine Mugesera) qui doivent trouver une formule pour aborder l’échéance de 2017.[6] 
Par la suite, une campagne est lancée pour préparer les esprits. À partir du 15 février, l’ancien ministre et actuel président du conseil d’administration de Crystal Ventures, une des sociétés du FPR, Nshuti Mannaseh[7] publie une interminable série d’articles.[8] Très mal écrits, formulés dans un anglais lamentable et d’un contenu incohérent, ils font l’éloge de Kagame, montrent que celui-ci est indispensable et plaident pour son maintien après 2017. « Ceux favorables à un changement incertain sont des non-Rwandais, des Rwandais désorientés ou des Rwandais ayant joué un rôle dans notre passé tragique ».[9] Quant à lui, Kagame note que, même s’il n’est pas intéressé par un troisième mandat, « il laisse au peuple rwandais le choix de ce qu’il veut pour un meilleur avenir ».[10] Sur base d’interviews, le journaliste ougandais Andrew Mwenda, très proche de Kagame (cf. Annuaires précédents), affirme que « la vaste majorité des Rwandais ordinaires veulent que la constitution soit amendée par l’élimination de la limite des mandats, afin que Kagame puisse se présenter à nouveau ». Il suggère également d’autres voies : le « scénario Poutine » (Kagame devenant premier ministre, et par la suite revenant comme Président de la République )[11] ou Kagame restant président du FPR et ainsi exerçant une sorte de tutelle envers le chef de l’État (qui serait par ailleurs élu par le parti et non plus au suffrage universel).[12]
Alors que Kagame avait affiché une attitude équivoque par le passé, fin mai il lève le doute, à sa façon. Confronté, dans une interview avec The Observer, à la position de son ministre de la Justice Tharcisse Karugarama qui avait exprimé l’opinion qu’il devait quitter le pouvoir en 2017 afin de respecter la primauté du droit, Kagame observe : « Pourquoi vous ne lui dites pas qu’il doit quitter son poste lui-même ? Il a été là depuis de nombreuses années, et il n’est pas le seul à pouvoir être ministre de la Justice  ».[13] Moins d’une semaine plus tard, Karugarama est limogé.[14]
 
1.2.Exercice du pouvoir
 
Un remaniement gouvernemental intervient le 25 février 2013. À l’issue de celui-ci, tout comme depuis de nombreuses années, la composition du gouvernement viole l’article 116 de la constitution, qui stipule que « la formation politique majoritaire à la Chambre des Députés ne peut avoir plus de 50 % de tous les membres du gouvernement ». Or le FPR détient 23 portefeuilles sur 30, loin au-delà du maximum de 50 %. 18 membres du gouvernement sont Tutsi, 12 sont Hutu. Autre pratique déjà ancienne : à chaque fois, sans la moindre exception, que le ministre est soit Hutu soit issu d’un parti autre que le FPR, le secrétaire permanent est un Tutsi du FPR, ceci illustrant bien que le véritable pouvoir n’est pas toujours là où on le devine sur base de l’organigramme officiel. En outre, 4 des 5 gouverneurs de province et 23 des 25 ambassadeurs sont des membres du FPR.[15]
Dans le Democracy Index 2012 du Economist Intelligence Unit, le Rwanda occupe la 132ème place sur 148. Seuls huit pays africains occupent une position pire et le score est le plus mauvais de l’Afrique de l’Est. Une nouvelle recherche est venue jeter une autre lumière sur la nature monolithique de l’exercice du pouvoir. Alors que le Rwanda est loué pour la forte représentation de femmes au parlement, les députées s’intéressent peu à leur impact sur la substance des politiques menées. Elles affirment que tous les députés ont en général les mêmes idées, confirmant ainsi « l’environnement et la culture politiques au Rwanda où la diversité politique est limitée ».[16] De toute façon, les questions délicates ne sont pas débattues au parlement. Il en a été ainsi par exemple à l’occasion de l’appui du régime à des mouvements rebelles en RDC, et au M23 en particulier. Cette intervention n’a fait l’objet de débats ni au gouvernement ni au parlement, alors que ses conséquences internationales ont été graves.[17]
Ce manque de transparence se remarque dans de nombreux domaines. Ainsi, en février 2013 la BBC fait-elle état de centaines de militaires détenus sans procès et dans une totale isolation sur l’île d’Iwawa dans le Lac Kivu. Cela fait très « déjà-vu » : en 2010, le New York Times publiait un reportage sur près de mille personnes (dont de nombreux enfants) détenues sur cette même île.[18] Un an plus tard, l’endroit était devenu le Youth Rehabilitation and Vocational Skills Development Centre, où les jeunes se préparent à la réinsertion dans la société. De même en 2013, le porte-parole de l’armée prétend que les militaires y sont « rééduqués », alors qu’eux-mêmes affirment que certains y sont détenus depuis quatre ans et qu’ils y ont été transférés en vue d’une visite de la Croix-Rouge à la prison militaire.[19]
Le régime continue d’étendre son contrôle, pourtant déjà très fort. En août 2012, le parlement adopte à l’unanimité une loi portant sur l’interception de communications par téléphone, courriel, voire les visites de sites internet.[20] En décembre 2012, le comité de sécurité de la ville de Kigali exige que la population signale aux responsables administratifs la présence d’invités logeant chez des habitants. Durant le même mois, les détenteurs de téléphones portables sont enjoints de se faire enregistrer sous peine de voir leurs cartes SIM bloquées après le 31 juillet 2013.[21]
 
1.3.  Opposition
 
Les partis d’opposition demeurent très limités dans leur liberté d’action. Le procès contre la présidente des FDU-Inkingi sera étudié dans la section consacrée à la justice. De même, de nombreux leaders et sympathisants du parti ont fait l’objet de menaces, intimidations et arrestations. En septembre 2012 huit membres sont poursuivis devant le tribunal de Karongi pour avoir « entendu des critiques négatives envers la politique gouvernementale », notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé. D’après le procureur, « après avoir entendu toutes ces idées dangereuses, ils sont rentrés chez eux et n’ont pas informé les autorités » (voir également plus loin). Deux autres membres sont arrêtés à Gasabo en octobre, sans que l’on sache où ils sont emmenés. En mars 2013 le secrétaire général du parti est gravement battu par la police, et deux autres leaders sont arrêtés. Les FDU-Inkingi tentent tant bien que mal de continuer leurs activités politiques.[22] En septembre 2012, un vice-président du PS-Imberakuri, dont le président Bernard Ntaganda purge une peine de quatre ans de prison, affirme avoir été enlevé par les services de sécurité et ensuite abandonné dans un endroit inhabité en Ouganda.[23] Après un exil de deux ans en Suède, le président du Democratic Green Party (DGP) Frank Habineza rentre en septembre 2012, affirmant vouloir enfin obtenir l’enregistrement de son parti et participer aux élections législatives de septembre 2013. Toutefois, le régime continue d’empêcher le DGP de fonctionner normalement. Il lui est interdit d’organiser son congrès de fondation nécessaire pour pouvoir soumettre une demande d’agréation.[24] Fin mars 2013, deux mouvements politiques opérant en exil annoncent qu’ils rentreront au pays afin d’« ouvrir un espace politique au dialogue ».[25] Il s’agit du RDI-Rwanda Rwiza dirigé par l’ancien premier ministre Faustin Twagiramungu et du PDP-Imanzi dirigé par Gérard Karangwa, un ancien du FPR et vice-président du parti qui remplace son président Déo Mushayidi (lequel purge une peine de prison à perpétuité à Kigali). Ces partis ne sont pas reconnus et, à la lumière de l’expérience de ces dernières années, ils s’engagent sur une voie difficile et dangereuse.[26] 
Des personnalités du régime ont continué à faire défection. Deux anciens gardes du corps de Kagame racontent comment ils ont dû fuir par peur d’être assassinés.[27] Ils sont traqués même à Kampala où ils vivent dans la clandestinité, et ils dénoncent les pratiques d’escadrons de la mort du régime à l’intérieur et à l’extérieur du Rwanda. Rappelant la situation sous le régime précédent (mais en sens inverse), ils affirment que « tous les militaires de sa garde [la garde de Kagame] sont Tutsi. Si tu épousais une femme hutu, tu étais viré ». Ils confirment les fraudes électorales lors du scrutin présidentiel de 2003, évoquées dans cet Annuaire[28] : « La garde républicaine a bourré des centaines d’urnes dans leur caserne deux jours avant les élections de 2003 ».[29] En septembre 2012, trois officiers déserteurs arrêtés en Ouganda admettent avoir des plans pour renverser Kagame.[30] David Himbara, un ancien conseiller de Kagame qui a fui le pays en 2010, affirme avoir été la victime d’une tentative d’enlèvement par des agents rwandais et avoir été averti par des officiels sud-africains qu’il est sur une liste de personnes à abattre.[31] En janvier 2013, le premier conseiller de l’ambassade du Rwanda en Suisse, rappelé au Rwanda « pour des raisons professionnelles », remet sa démission et disparaît dans la nature.[32] Exilé depuis deux ans en Belgique, l’ancien major des FRD et secrétaire permanent ff. du ministère de la Défense Jean-Marie Micombero fait une sortie remarquée, en accusant le FPR d’être responsable de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana et de l’assassinat de deux gendarmes français, ainsi que de l’épouse de l’un d’eux, à Kigali en avril 1994.[33] Il fait immédiatement l’objet d’une campagne agressive de diffamation.[34]
Comme par le passé, le régime continue à menacer des opposants à l’étranger.[35] En juillet 2012, un ancien sergent des FRD qui a trouvé asile en Ouganda disparaît. D’autres réfugiés rwandais affirment qu’ils craignent pour leur vie et que « de nombreux espions de Kigali nous talonnent ».[36] L’ancien directeur de la Banque rwandaise de Développement (BRD), Théogène Turatsinze, parti au Mozambique en 2007, est assassiné à Maputo en octobre 2012. Il aurait été contacté par la Banque mondiale et le FMI qui enquêtent sur des malversations à la BRD, impliquant des hautes autorités rwandaises et qui auraient provoqué l’insolvabilité de la banque. Des accusations sont immédiatement lancées, mais il n’y pas de preuves réelles d’une implication des services rwandais. Cependant, le Département d’État américain se montre suspicieux : « La police mozambicaine avait initialement indiqué l’implication du gouvernement rwandais dans l’assassinat, avant de contacter ce gouvernement et de modifier la qualification comme crime de droit commun ».[37] En janvier 2013, le RNC fait état des activités d’un diplomate rwandais en poste à Pretoria qui serait sous surveillance des services sud-africains parce qu’il terroriserait des réfugiés et serait impliqué dans la tentative d’assassinat de Frank Ntwali (cf. supra).[38] En février 2013, la presse suédoise rapporte qu’un Rwandais, dont les contacts avec les services de Kigali sont détaillés, menacerait des réfugiés critiques du régime. Le procureur Jacobsson aurait affirmé que « les services rwandais de renseignements et de sécurité ont montré leur capacité d’assassiner des réfugiés rwandais en Suède ».[39] À l’intérieur, le major en retraite John Sengati est assassiné en mai 2013. Ancien aide de camp de Kayumba Nyamwasa, dont il est considéré comme un proche, il avait subi des menaces et avait été détenu pendant cinq mois. Le DMI est pointé du doigt.[40]
 
1.4.                        Gouvernance économique
 
Sur le plan économique, le président Kagame annonce lors du Forum économique de Davos fin janvier 2013 qu’une bourse des matières premières de l’Afrique de l’Est (East Africa Exchange – EAX) sera créée à Kigali, sur financement d’investisseurs internationaux et rwandais. Alors que cette initiative est interprétée du côté congolais comme une tentative de cacher l’exploitation illégale de ressources naturelles dans ce pays par le Rwanda, Kigali tente depuis un certain temps de montrer que le secteur minier à l’intérieur du Rwanda est en pleine expansion.[41] Cependant, le groupe d’experts des Nations unies sur le Congo note que de nombreuses concessions minières au Rwanda demeurent inexploitées, alors qu’elles ont obtenu des étiquettes (tags), ce qui permet de faire passer des produits congolais pour des produits rwandais.[42] Un récent rapport pose des questions sur la fiabilité du système rwandais d’étiquetage et de certification, et note une absence de volonté politique pour s’attaquer à ce problème, laissant ainsi planer la suspicion que « le secteur minier [à l’intérieur du Rwanda] est utilisé comme centre de blanchiment de minerais de conflit congolais ».[43] 
Les performances économiques du Rwanda restent excellentes. La croissance du PIB avoisine les 8 % depuis plusieurs années. Dans l’indice de compétitivité économique le pays grimpe de sept places en 2012 ; il est troisième en Afrique sub-saharienne et premier en Afrique de l’Est. La plus grosse société, Crystal Ventures, appartient au FPR. Ses actifs s’élèveraient à 500 millions de dollars ; avec sept mille employés elle serait le second employeur après l’État.[44]
Des économistes mènent un débat sur la question de savoir si le « patrimonialisme développemental » constitue pour le Rwanda un atout ou un danger.[45] Les risques fiscaux sont considérables. Ainsi, le Rwanda émet un Eurobond avec succès en avril 2013 : la demande dépasse l’offre et le taux est avantageux, mais les 400 millions de dollars doivent servir à rembourser des prêts pour la construction du Kigali Convention Centre, projet de prestige inachevé depuis plusieurs années, et pour financer l’extension des activités de la société aérienne RwandAir qui accumule les pertes. Seuls 50 millions de dollars sont destinés à un projet de développement, en l’occurrence une centrale hydro-électrique. Par ailleurs, des questions sont de plus en plus posées sur la fiabilité des chiffres sur lesquels repose le « modèle rwandais ». En particulier les autorités locales, liées par des contrats de performance (imihigo), ont tendance à trafiquer les données lorsqu’elles n’atteignent pas les objectifs fixés.[46] Un médecin américain ayant travaillé au Rwanda dit que le régime « est obsédé par la perception externe de ses performances [et qu’il] trafique les statistiques des indicateurs de santé pour impressionner ses bailleurs ».[47] Dans ces conditions, renforcées par le fait que les Rwandais s’en tiennent au discours officiel, la fiabilité des données macro-économiques et sociales pose problème.[48]
Les avertissements formulés au sujet des ambitieuses réformes dans les domaines agricole et foncier par des auteurs comme Ansoms et Des Forges dans des livraisons précédentes de cet Annuaire se confirment.[49] Depuis le lancement du Crop Intensification Programme en 2007, les agriculteurs parviennent difficilement à écouler le produit des monocultures imposées, et les déséquilibres alimentaires s’accentuent. Dans certaines régions, on ne mange que la pomme de terre, alors que les haricots et les légumes, que tous cultivaient jadis, doivent venir de loin à des prix inabordables. Les agriculteurs du nord « jurent de résister aux directives gouvernementales ».[50] Dans d’autres domaines également, les gens tentent d’échapper aux contraintes imposées par le gouvernement. Nombreux sont ceux incapables de cotiser aux mutuelles de santé. Les autorités font la chasse à ceux ne possédant pas la carte d’affiliation : l’accès aux marchés leur est interdit et ils sont enfermés tant qu’ils ne paient pas. Afin d’éviter la confiscation, ils cachent leur bétail.[51]
Cela n’empêche pas le gouvernement de continuer sa course vers la modernité. Alors que la pénurie des terres est aiguë, le Rwanda Development Board offre des terrains en bail à des investisseurs à des prix dérisoires (entre 1,30 et 2,60 euros par hectare et par an). Ainsi par exemple, une société kényane signe en 2012 un bail de 49 ans pour 50 hectares où elle exploitera une plantation d’avocatiers.[52] L’enregistrement foncier entamé en 2009 est complété en juin 2012. Plus de dix millions de parcelles sont enregistrées[53], mais plus de la moitié des titres restent dans les armoires de la Rwanda Natural Resources Authority, les propriétaires refusant de les retirer par peur de perte ou d’usage abusif, à cause des frais ou encore parce qu’ils ne sont pas familiers d’un système de propriété foncière individuelle.[54] Moins de huit ans après la loi foncière de 2005, le parlement examine un nouveau projet de loi, mais la raison pour laquelle une réforme s’annonce nécessaire n’est pas connue, et il n’est pas clair en quoi le nouveau texte sera différent de l’ancien.[55]
Face aux suspensions d’aide suite à l’appui du Rwanda au M23 (cf. plus loin), Kagame lance le fonds de solidarité Agaciro (« dignité » en kinyarwanda) : « Tout citoyen rwandais est éligible à contribuer au bon fonctionnement de ce fonds. Cependant, nulle personne ne sera contrainte à y injecter son argent ».[56] Fin octobre 2012, près de 30 millions de dollars ont été récoltés, mais les contributions sont tout sauf volontaires. Celles des fonctionnaires et de nombreux employés sont retenues à la source ; les autorités locales obligent leurs administrés à cotiser ; dans une école secondaire, un responsable qualifie de « sans dignité » les élèves incapables de participer.[57] Dans une lettre qu’il adresse le 7 septembre 2012 aux évêques catholiques, le président de la Conférence épiscopale demande que les curés incitent leurs paroissiens à contribuer au fonds.