RAPPORT SYNTHETIQUE SUR LES ASPECTS SOCIAUX , POLITIQUES, ECONOMIQUES ET MILITAIRES DE LA SITUATION DU RWANDA DURANT LES ANNEES 1990 –1994
établi par Helmut STRIZEK 
Berlin

 
INTRODUCTION
Le présent rapport ne prétend en aucun cas présenter tous les aspects qui ont contribué au déclenchement du génocide contre la population tutsi et les autres massacres massifs ayant eu lieu au Rwanda en 1994. Il se limite à l’évocation de quelques éléments importants qui n’ont pas toujours été suffisamment pris en considération dans l’évaluation des faits.

Au cours de cette étude, l’expert a eu la possibilité de consulter le rapport d’expert soumis au Tribunal pénal international pour le Rwanda par le Docteur Alison Des Forges dans le cadre des procédures diligentées contre Monsieur Ferdinand Nahimana ainsi que sa déposition devant ce même Tribunal. Certaines des conclusions ou affirmations défendues par le Docteur Des Forges font l’objet de réserves de la part de l’expert et seront discutées dans le présent rapport.


Dans un souci de clarté et de présentation, il est proposé d’aborder l’étude des différents aspects sociaux, politiques , économiques et militaires qui forment le soubassement de la crise qui a emporté le Rwanda en 1994 de manière chronologique. Dans un premier temps, on abordera brièvement la situation qui prévalait au Rwanda avant l’offensive déclenchée par le FPR le 1er octobre 1990 (I). Puis, on s’attachera au déroulement de la guerre, à ses acteurs tant Rwandais qu’étrangers ainsi qu’à l’impact du conflit sur le Rwanda et sa population (II) avant
d’étudier le processus politique qui a conduit à la signature des accords de paix d’Arusha (III). La dernière partie concernera la reprise des hostilités et le chaos politique et social qui suivit l’assassinat du chef de l’Etat (IV).

I.) L’ETAT RWANDAIS AVANT L’ATTAQUE DU 1er OCTOBRE 1990
1. DESCRIPTION SUCCINCTE DU REGIME HABYARIMANA
a) La prise du pouvoir par le Général Juvénal Habyarimana

Le chef des Forces armées rwandaises, le Général Juvénal Habyarimana, est arrivé au pouvoir avec le soutien occidental en 1973 pour couper court aux massacres alors en cours contre les tutsi au Rwanda suite au génocide1 contre l ‘élite hutu du Burundi perpétré en 1972 par le régime militaire burundais dirigé par Michel Micombero. Evénements ressentis durement au Rwanda qui a dû, par ailleurs, accueillir aux alentours de 200 000 réfugiés. 
1 Sur ces événements voir notamment Lemarchand 1996.Ce putsch est qualifié en règle générale de non sanglant, ce qui n’a toutefois pas empêché Habyarimana de faire disparaître par la suite, à l’aide de son chef de la sûreté le Major Théoneste Lizinde, les principaux dignitaires de la Première République2.

b) Un régime autoritaire
Après une période de pouvoir militaire direct Habyarimana a transformé son régime en une sorte de pouvoir mixte entre un parti-Etat et l’armée qui est toujours restée la base principale de son régime.
Il a, par la suite, ajouté quelques éléments démocratiques à son système que l’auteur du rapport a qualifié de « démocratie militaire ».3
Ainsi, selon les observations faites au Rwanda par l’expert à l’époque des faits, l’image d’Habyarimana a été terni légèrement par « l’affaire Donat Murego ». Habyarimana a lié le procès tenu contre Lizinde à celui de Murego. Les observateurs étaient convaincus que Murego n’était pas du tout impliqué dans le coup d’état raté de 1980. Il s’agissait d’une question de concurrence politique. Murego était censé défier un jour Habyarimana et son
entourage. (Agathe Habyarimana était à l’époque bien connue mais dans le souvenir de l’expert elle n’était pas encore appelée « Kanjogera 4».) Murego a été condamné à dix ans de prison et il a dû purger cette peine complètement. Cela explique bien l’animosité de Murego comme membre dirigeant du parti MDR après sa libération. (Ce fait portera préjudice au processus de démocratisation à partir de 1991.)
Malgré une certaine agitation politique en 1980 (tentative de putsch par les militaires Alexis Kanyarengwe et Théoneste Lizinde) le régime Habyarimana était considéré comme l’un des plus stables en Afrique principalement car il reposait sur l’assentiment de la grande majorité de la population, hutu comme tutsi. Les coopérations internationales faisaient l’éloge de ce « Président du développement ».

c) L’absence de tension ethnique
Jusqu’au jour de l’invasion des soldats du FPR le 1er octobre 1990, aucune exaction contre la population tutsi n’a eu lieu au Rwanda sous la présidence d’Habyarimana. Il a combattu ses adversaires politiques hutu d’une façon parfois critiquable mais son régime ne peut en aucun cas être blâmé d’ethnisme. La politique des quotas en faveur des tutsi a été applaudie presque partout comme adéquate à la situation.
Tout le monde savait et acceptait que seule l’armée était plus ou moins réservée aux hutu. Cela s’expliquait entre autres par le fait que l’armée était réservée sous la présidence de Kayibanda aux hutu suite aux attaques militaires de l’UNAR, l’ancien parti de la monarchie tutsi. Quand les militaires ont pris le pouvoir en 1973, ils étaient par la force des choses presque tous hutu. Ces faits ont été décrits notamment par Jean Barahinyura dans son livre Le Général-Major Habyarimana 1973-1988, Frankfurt/Main, IZUBA, 1988. 
Voir p.ex. Strizek 1998, chapitre 7.2
4 Une des veuves du Roi Kigeri IV et l’auteur du coup d’état de Rucunshu" en 1897 "Deux éléments viennent confirmer l’absence de tout caractère ethniste du régime Habyarimana.
En premier lieu, Habyarimana et le comité militaire qui ont renversé le Président Kayibanda le 5 juillet 1973 ont réussi d’une part à supprimer toutes les exactions commises contre la population tutsi au Rwanda et, d’autre part, à établir d’abord une « coexistence pacifique » avec le régime burundais de Micombero dominée par une armée quasi exclusivement composée de tutsi, puis des relations normales avec son successeur Jean-Baptiste Bagaza.
En second lieu, comme son prédécesseur Kayibanda, Habyarimana était un catholique fervent mais d’une tendance plus conservatrice que celui-ci. Or, il jouissait du soutien de l’église catholique belge et du Vatican. Compte tenu de l’influence certaine du clergé tutsi à Rome, ce soutien montre bien que Habyarimana n’a jamais été soupçonné d’une politique anti-tutsi5.

2. LA DEGRADATION DU REGIME HABYARIMANA APRES 1985
Beaucoup de facteurs ont contribué à la crise du régime après 1985. On insistera ici d’une part sur la détérioration de la situation économique et d’autre part, sur la dégradation de l’environnement politico-social rwandais caractérisé par une corruption grandissante et l’aggravation du régionalisme.

a) Les facteurs économiques
i. La chute des prix du café 
Le Rwanda, l’un des pays les plus pauvres au monde dépendait quasi exclusivement de ses exportations de café pour obtenir les « devises fortes » vitales à son économie. Au milieu des années 80, une brusque détérioration du marché international entraîna une chute drastique des prix aux conséquences dramatiques pour l’économie rwandaise et une paupérisation rapide de population déjà grandement affectée.


ii. La pression démographique et la raréfaction des sols
Ce phénomène rendait visible un autre problème structurel de la société rwandaise à savoir la pression démographique accrue. Celle-ci se répercutait sur la rareté de sols cultivables. Le système de l’héritage foncier produisait une pauvreté rurale inconnue auparavant . Les projets de développement ne pouvait pas changer cette situation. 5 Le fait que son ami dès sa jeunesse Vincent Nsengiyumva, l’archevêque (hutu) de Kigali siégeait avant 1985 pendant quelques années au Comité Central du parti unique MRND ne peut en aucun cas être interprété comme expression d’une politique ethnisante de l’église catholique comme cela a été suggéré par certains milieux après 1994. L’expert est plutôt de l’avis que Rome n’avait pas d’objections contre ce lien de l’église avec l’état parce que cela permettait d’empêcher une politique de planning familial rigoureuse de l’Etat. Un rapport de l’USAID constatait que entre 1984 et 1989, la taille moyenne des exploitations s’était réduite de 12% et qu’en 1984 57% des paysans exploitaient moins d’unectare et 25% moins d’un demi hectare. Facteur aggravé par le fait qu’en moyenne une famille était composée d’au moins 5 membres. Le système patrimonial qui prévoyait le partage des terres entre les frères accentuait le phénomène de fragmentation des terres6.

iii. Les risques de famine
En 1989, une famine qui touche particulièrement les régions sud et ouest du Rwanda, ancien bastion du régime Kayibanda, fait des centaines de mort.


b) Les facteurs politiques
i. Une corruption grandissante
Les bénéfices dérivant des aides de la coopération internationale revenaient bien souvent plutôt aux agents de l’Etat qu’aux paysans. James Gasana, ancien ministre de la défense du premier véritable gouvernement pluripartite mis en place en 1992, a dévoilé ce fait sans équivoque : « La pauvreté des masses rurales devient une ressource naturelle pour les élites. Celles-ci ‘s’approprient’ la pauvreté des pauvres, non pour améliorer leur sort, mais pour jouir de la rente des aides internationales. »7


ii. Le régionalisme
La lutte pour la distribution du « gâteau national » est devenu plus cruelle que jamais et la famille du président y jouait un rôle grandissant. La corruption est devenue une gangrène. Les conflits d’intérêts entre les groupes venant de la même région que le Président et son épouse en liaison avec un groupe de commerçants tutsi et les élites du sud ayant été mises au deuxième plan avec le renversement du Président Kayibanda ont perturbé le système politique et social du Rwanda.
L’expert souscrit pleinement à l’analyse que James Gasana fait de la situation politicosocial du Rwanda de la fin des années 80 lorsqu’il affirme que : « A la fin des années 1980, le mal principal de la société rwandaise n’était donc pas l’ethnisme. Rien n’est aussi faux que d’affirmer que le régime de Habyarimana a été anti-tutsi. Alors que le principal problème social du Rwanda était la pauvreté rurale, le problème politique le plus aigu était
certainement le régionalisme
»8. L’assassinat du Colonel S. Mayuya le 18 avril 1988 fut le début d’une certaine instabilité politique. Cet homme de confiance de Habyarimana a été assassiné par le Major Biroli (un tutsi rare dans les rangs de l’armée), qui a été arrêté tout de suite après mais a été assassiné de son côté peu après son transfert à Kigali.Le chef de l’entreprise paraétatique ELECTROGAZ, Pasteur Bizimungu, lié en parenté à Mayuya commencé à craindre pour sa vie. Il a quitté le pays et a plus tard adhéré au FPR. (Jusqu’à sa rupture et son emprisonnement par le Général Kagamé en 2002 il était Président de la République de l’Etat FPR.)
6 Rapport de l’USAID, "More people, more trouble", cité par Mahmood Mamdani 2001, p.
197.
7 Gasana 2002, p. 50
8 Gasana 2002, p. 54.


3. 1990 : LA FIN DE LA GUERRE FROIDE ET SES CONSEQUENCES AU RWANDA
Au tournant des années 90, le contexte international change radicalement ce qui ne va pas sans conséquences sur la situation politico-économique rwandaise.

a) L’évolution du contexte international et l’exigence d’une « démocratisation douce »
Ce changement radical dans l’approche adoptée par les grandes puissances dans leurs relations avec leurs partenaires africains peut s’illustrer par deux événements majeurs dont les répercussions sur le Rwanda sont directes.
i. La nouvelle politique américaine
L’année 1990 n’est pas seulement une année charnière pour le conflit est-ouest. La chute du mur de Berlin a eu des conséquences directes pour l’Afrique dont le symbole reste l’abolition de l’ apartheid en Afrique du Sud. Le Ministre américain des Affaires étrangères James Baker9 a profité d’un voyage en Afrique du Sud pour faire escale à Kinshasa afin d’informer personnellement le Président Mobutu de l’impact des changements du contexte international. Le message était clair : Mobutu ne pouvait plus compter sur le soutien américain et on lui suggérait de « jouer le jeu » démocratique désormais à l’ordre du jour mondial. Le lendemain Mobutu libérait Etienne Tshisekedi, le chef du parti d’opposition le plus important. Puis il a renoncé à la présidence du parti unique et a laissé se dérouler le processus du dialogue national. Cette politique de réforme peut être appelée « la démocratisation douce ». Son but était en effet d’éviter tout coup d’état militaire.

ii. Le sommet de La Baule
Cette politique était en conformité avec la politique conçue par la France pour sa politique africaine au sud du Sahara après la guerre froide. Lors du sommet franco-africain qui s’est tenu à La Baule en juin 1990 le Président Mitterrand a expliqué cette nouvelle approche à ses collègues africains. Le message central pourrait se résumer ainsi : si les régimes en place sont prêts à entamer un processus démocratique la France les aidera – y compris militairement - à surmonter les problèmes pouvant résulter de cette transition démocratique.

b) Les conséquences sur le Rwanda
9Cette visite a été confirmée le 16 octobre 2002 par Herman Cohen qui a accompagné Baker dans une interview avec « www.congopolis.com ». Le Président Habyarimana a clairement exprimé ses réticences vis-à-vis de cette nouvelle politique mais s’est résigné et a promis de suivre la nouvelle ligne de conduite définie par ses
principaux soutiens et bailleurs de fonds. Cette nouvelle approche politique de ses principaux alliés vis-à-vis des problèmes du Rwanda s’est doublé de nouvelles exigences imposées par la communauté internationale au
niveau économique. Sous l’égide du Fond monétaire international, une politique d’ « ajustement structurel » sévère devait réformer les structures économiques rwandaises.
L’impact social, déstabilisateur pour un pays peu développé, de ce type de politique a été lourd dans le cas du Rwanda. Ainsi l’inflation fait un bond spectaculaire pour passer de 1% à 20% entre 1990 et 1993. Toutefois, le régime Habyarimana s’est fermement engagé dans l’application de ces nouvelles réformes qui ont accompagné et parfois gêné l’ouverture démocratique du régime et les tentatives de règlement de la question des réfugiés.

i. L’ouverture démocratique
Il a tenu parole et les premier pas – parallèlement aux efforts de négocier une solution des exilés rwandais en Ouganda – ont été faits. Le 5 juillet 1990 – 17 ans après sa prise du pouvoir – Habyarimana a annoncé des réformes structurelles profondes du système étatique au Rwanda.
Le 1er septembre 1990, une lettre de 33 intellectuels hutu réclamant la démocratie et le multipartisme est publiée. Le même mois, une Commission nationale de synthèse chargée d’élaborer un projet de Charte politique est mise en place.
Parallèlement, une presse libre et indépendante commence à paraître. Ces évolutions ont été applaudies partout. La visite du Pape Jean-Paul II pouvait se dérouler au mois de septembre 1990. Habyarimana lui a promis de faire de plus grands efforts pour régler le problème de l’exil tutsi.
ii. Le règlement de la question des réfugiés
Il faut souligner que la « question tutsi » ne jouait pas un rôle primordial au Rwanda malgré l’afflux des réfugiés hutu venus du Burundi après les exactions de l’armée burundaise dans les communes Ntega et Marangara en août 1988. Malgré cet élément déstabilisateur Habyarimana était prêt à trouver une solution pour les exilés tutsi en conformité avec les réalités rwandaises.
Dès 1988, le Président Habyarimana avait reconnu l’importance de ce problème lors d’un discours prononcé en février à Semuto en Ouganda et avait mis en place avec son homologue ougandais un comité interministériel devant se pencher sur cette question. 
En mai 1990, le rapport de la Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais établie en février 1989 est publié. 
En juillet, la même Commission met au point conjointement avec des participants du HCR et de l’OUA un « Plan d’opération en vue du règlement définitif de la question des réfugiés rwandais ».
A l’automne 1990, le Rwanda et la région des Grands Lacs en général – le Zaïre et le Burundi s’étant rendus aussi sur le chemin de la démocratisation douce - semblait promis à un avenir positif. Mais ce processus fut perturbé par l’invasion de soldats à partir de l’Ouganda qui prétendaient de « libérer » le Rwanda de son « dictateur » au nom d’un Front Patriotique Rwandais.

II.) LA GUERRE
Le 1er octobre 1990, des forces armées se réclamant du Front Patriotique Rwandais (FPR) attaquent le Rwanda sans coup férir à partir de leurs bases ougandaises et menacent rapidement le régime qui doit appeler à son secours ses principaux alliés pour faire face à cette agression. La France a respecté ses engagements pris à La Baule. Elle voulait empêcher des prises de pouvoir militaires interrompant des processus de transition démocratique. Elle a volé au secours du Président Habyarimana - à cette époque toujours avec le soutien du
gouvernement américain10 - et la première invasion a été repoussée fin octobre 1990 après des succès spectaculaires des soldats FPR qui ont pu avancer 60 kilomètres vers Gabiro. Par après les assaillants ont été repoussés au-delà de la frontière ougandaise et vers la fin de l’année 1990 on croyait terminé ce mauvais épisode. Aidé par l’armée française et les forces zaïroises, Kigali renverse la situation militaire et inflige de lourdes pertes à un envahisseur obligé de se replier précipitamment et de revoir en urgence sa stratégie.

A) LE FPR
a) Les origines du FPR
i. La création
Les monarchistes qui ont quitté le Rwanda entre 1960 et 1964 ont emmené avec eux leur parti l’UNAR (Union Nationale Rwandaise). Le roi Kigeri V en est resté le chef spirituel. Le FPR est le résultat d’une « révolution interne » de la deuxième génération des exilés. Les « jeunes turcs » avec leur expérience militaire acquise lors de leur collaboration avec Yoweri Museveni sont devenus – ce qui pourrait paraître contradictoire – des « féodauxantiroyalistes ». Fred Rwigyema et Paul Kagamé, leurs principaux chefs militaires, voulaient arriver aux objectifs de l’armée royale sans le roi. Pierre Erny a pu même parler – à juste titre – d’un élément maoïste dans l’approche de la génération FPR. La génération des fils a 10 Herman Cohen, à ce moment Undersecretary of State for African Affairs, a confirmé ce fait lors d’une audition de la Commission parlementaire française pour le Rwanda. Ils ont maintenu l’objectif de leurs pères de reprendre le pouvoir au Rwanda sans pour autant avoir
l’intention de rétablir la monarchie. Ils se sont transformés en « monarchistes sans roi ». Après l’apprentissage du métier militaire dans les rangs du mouvement rebelle ougandais de Yoweri Museveni et leur victoire en1986 sur Milton Obote, Fred Rwigyema, Paul Kagamé et d’autres ont eu assez de confiance en leurs capacités pour préparer une rentrée militaire.
A l’époque, le régime ougandais est soucieux de se séparer d’alliés dont le poids et l’influence en Ouganda sont devenus beaucoup trop importants pour certains.Mahmood Mamdani, lui-même ougandais, note que Fred Rwigyema, qui dirigera la première attaque du FPR, occupait le poste d’Adjoint au chef de l’armée et d’Adjoint au ministre de la défense et que la seule personne qui lui était supérieur en grade ou fonction était le Président
Museveni11. Ce dernier voyait d’un bon oeil le départ du FPR pour le Rwanda et soutenait leurs efforts. Mahmood Mamdani constate ainsi que l’attaque du FPR est bien plus la conséquence des développements politiques récents qui ont eu lieu dans la région et en particulier en Ouganda qu’une réponse aux problèmes liés aux événements de 1959 au Rwanda12.

ii. Les soutiens du FPR
Le FPR pouvait bénéficier du soutien de l’Ouganda. Ce fait peut se vérifier par l’étonnant refus de l’Organisation de Unité africaine de condamner l’agression évidente d’un pays à partir du territoire d’un Etat voisin. Pour quelle raison ? La réponse est simple. Le chef de cet Etat voisin était le président en exercice de l’OUA. L’explication contenue dans le « Rapport Masire » de cette organisation indique le malaise que l’Afrique éprouve du comportement étrange de l’OUA en 1990. On y lit :
"The situation, however, was immediately complicated by two facts. First, despite clear guidelines set down in the 1969 OAU Convention Governing the Specific Aspects of Refugee Problems in Africa, the OAU had done nothing in the years prior to the invasion to help resolve the festering problem of Rwanda’s refugees; it had been of marginal concern until it assumed civil war proportions. As a result, the OAU felt it lacked the moral authority to condemn the RPF invasion, although at the same time it quite appreciated the outrage that the invasion caused the Habyarimana government." (Masire-Report 11.16)
.
Le FPR bénéficiait aussi de soutiens puissants en dehors d’Afrique. Roger Winter, le chef du US Committee for Refugees, était depuis de longues années en contact avec ce groupe le plus ancien d’exilés africains et s’est lié en amitié avec une partie d’eux. Leur cause était devenue la sienne. Il a joué depuis le rôle de « conseiller particulier » de Paul Kagamé. Il les a aidés de créer un « network » international. La conférence de Washington en 1988 en est le résultat le plus spectaculaire. La possibilité d’un stage de perfectionnement pour Paul Kagamé
en 1990 à Fort Leavenworth aux Etats Unis peut être le résultat le plus important.

b) Les objectifs
La démocratisation au Rwanda a dérouté les conjurés. Leur tactique de se présenter comme libérateur du Rwanda risquait de s’écrouler si jamais Habyarimana était prêt à jouer le jeu démocratique et à se retirer éventuellement.
11 Mamdani 2001, p.170.
12 Mamdani 2001, p.157.
L’attaque mal préparée du 1er octobre 1990 ne peut s’expliquer que par ce fait. Le FPR est et a toujours été une organisation dont l’objectif est de reconquérir le pouvoir au Rwanda. N’étant plus royaliste la deuxième génération des exilés rwandais a pris une tournure maoïste. La noblesse nyiginya et béga n’aspirait plus à la direction de l’Etat comme rois, ils se sont attribué le droit de diriger se considérant « la classe dirigeante née ». Ils ne se leurraient pas ête de l’Etat par le biais d’élections démocratiques. Leur seul outil était la « kalashnikov ».13 Au coeur de la politique du FPR résidait la volonté acharnée de conquérir le pouvoir. Le désarroi des dirigeants du FPR face aux initiatives du régime Habyarimana et leur volonté d’agir sans retenue sont abondamment illustrés notamment par les déclarations de différents membres ou dissidents du FPR telles celles de Christophe Hakizabera14Jean-Pierre Mugabe15 et Deus Kagiraneza16 qui ont dénoncé ou reconnu les objectifs poursuivis par cette organisation et la stratégie mise en place pour y parvenir

c) La stratégie du FPR
i. Le choix de la guerre
Dès l’origine, le FPR a opté dans sa stratégie de conquête du pouvoir pour l’option armée. C’est lui qui débute l’offensive en octobre 90, alors même que l’Etat rwandais s’est engagé sur la voie de la démocratisation et qu’il s’est attelé au règlement du problème des réfugiés. Le FPR ne renoncera jamais à recourir à la guerre. Cela se vérifie notamment par le fait que chaque fois qu’un pas décisif vers la démocratie était franchi, le FPR est intervenu militairement.
Pourtant en observateur vigilant on pouvait constater que toutes les attaques militaires du FPR étaient une réaction à des succès de la démocratisation et des forces dites modérées, c’est-à-dire celles qui étaient prêtes à un compromis avec le FPR. C’était le cas en octobre 1990, en mai/juin 1992 (réaction aux pourparler de Paris) et notamment en février 1993 quand on a pu avoir l’impression que le gouvernement de coalition dirigé par Dismas Nsengiyaremye pourrait maîtriser la situation politique et sociale difficile. Pour l’expert, le rapport de la Commission internationale d’enquête publié en mars 1993 (mais dont les résultats étaient connus en janvier 1993) a été influencé par le network FPR et a servi de prétexte à son attaque du 8 février 1993. 13 Reférence à Paul Kagamé à qui on attribue la phrase: Mon Kamarampaka (Réferendum) c’est la kalashnikov.  Communication reçue par Gratien Rudakubana dans le cadre du « cercle solidaire » diffusée par yahoo.fr
14 Christophe Hakizabera, ancien membre du FPR, a adréssé le 10 août 1999 à partir de son exil au Benin une lettre au Secrétaire Général de l’UNO dans laquelle il explique la stratégie du FPR pour discréditer le régime Habyarimana
15 Jean-Pierre Mugabe, ancien rédacteur en chef du Tribun du people, et membre du FPR a témoigné aux Etats Unis sa connaissance de la stratégie du FPR auprès du International Strategic Studies Association , Virginia, April 24, 2000
16 Deus Kagiraneza, ancien membre de comité directeur du FPR a témogné devant le Sénat belge le 1er mars 2002 que les tutsi de l’intérieur ont été « sacrifiés » pour des raisons politiques.

ii. La division de l’opposition
L’objectif final du FPR n’a jamais été le partage du pouvoir au Rwanda. Dans cette optique, l’existence de partis d’opposition trop puissants pouvaient à terme contrarier la réalisation de ses propres objectifs..

iii. L’alibi démocratique
La tactique de se faire passer pour un mouvement démocratique pour « tout le peuple » et d’attirer des adversaires hutu de Habyarimana s’est avérée être un grand succès. On peut affirmer aujourd’hui que tous ces hutu n’ont finalement joué que le rôle des « hutu de service ». Le vrai pouvoir s’est toujours trouvé entre les mains de l’aile militaire APR (Armée Patriotique Rwandaise) tandis que la structure civile avec le Président Kanyarengwe restait au second plan. (Ceci sera également valable par la suite en ce qui concerne le Président de la République Pasteur Bizimungu).

iv. La propagande et le choix de l’ethnisme
Parallèlement à sa volonté de se faire passer pour un mouvement dont l’objectif premier était le rétablissement de la démocratie au Rwanda, le FPR a progressivement réussi à « diaboliser » ses adversaires politiques. L’un des moyens les plus efficaces pour ce faire a consisté à soutenir que toute référence aux différentes ethnies composant la population rwandaise - c’est-à-dire les hutu, les tutsi et les twa – revenait à une vision raciste de la société. Faire référence à l’existence même de ces ethnies ou groupes pouvait attirer sur l’auteur de ces propos les pires accusations d’ethnisme ou de racisme caractérisée. Au final, après 1994 on connaissait une situation où toute personne qui utilisait le mot tutsi était dénoncée comme raciste.
Dans les pays occidentaux cette attitude était très répandue grâce aux actions de « l’école historique franco-burundaise » dirigée par Jean-Pierre Chrétien et Emile Mworoha. Même Alison Des Forges accepte aujourd’hui que l’affirmation que les tutsi et les hutu comme groupes sociaux concurrents soient une invention du colonialisme n’est pas justifiée. Richard Kandt, le premier à étudier la situation prévalant à la fin du 19ième siècle, nous apprend clairement que le conflit hutu-tutsi était présent dès cette époque.Personne ne peut nier que la
féodalité nyiginya/béga était dominée par les tutsi. Après la redistribution du pouvoir à la fin de l’ère coloniale, cette féodalité a quitté le pays après avoir échoué à maintes reprises dans la reconquête du pouvoir par la force.
Comme déjà souligné plus haut il n’y a pas de doutes que le noyau dur du FPR était constitué dès le début de tutsi et l’expert insiste qu’on a le droit de le dire sans être taxé de racisme. Sous l’influence de conseillers comme Roger Winter du « US Committee for Refugees » le noyau dur savait qu’il serait contre-productif de présenter leurs objectifs clairement. C’est pour cette raison qu’ils ont créé cette structure « neutre ». Les succès du
FPR étaient limités tant que les gouvernements anglophones n’avaient pas d’intérêt de partager la sympathie de Roger Winter et des autres membres occidentaux du network FPR pour une victoire de ces tutsi.
Les Rwandais savaient très bien de quoi il s’agissait et ils avaient une notion claire des objectifs de ces « jeunes loups ». Dire que son ennemi est tutsi, lors d’une guerre de cette nature est justifié et n’incite pas directement à l’extermination « des tutsi » en général. Désigner le FPR comme une organisation tutsi ne constitue pas en soi un acte criminel.
Le 1er octobre 1990, le FPR déclenche son offensive et manque de l’emporté face à l’impréparation des FAR. Finalement repoussé avec pertes et fracas grâce à l’aide militaire fournie à l’armée rwandaise par la France et le Zaïre, le FPR se voit contraint de faire évoluer sa stratégie.
Les déboires du FPR ne concernent pas simplement leurs affaires militaires. L’accueil qui leur est réservé par les populations rwandaises n’est pas celle espérée par des « libérateurs ».  Gérard Prunier note ainsi que : « contrary to expectations of RPF, local hutu peasants showed no enthusiasm to be liberated »17.
Loin d’arrêter la guerre et les combats, il se replie soit sur ses bases ougandaises soit dans le parc de l’Akagera. De là, il se lance dans des combats de guérilla souvent violents et meurtrier. L’un des objectifs à atteindre pour le FPR consiste à déstabiliser le régime en place. Cette nouvelle tactique est mise en oeuvre dès janvier 1991. Le 23 janvier exactement, Paul Kagamé, le nouveau chef militaire du FPR, faisait preuve de l’efficacité de sa nouvelle formule de guérilla, en occupant brièvement Ruhengeri pendant une journée et en libérant une série de prisonniers – au nombre desquels Théoneste Lizinde. La guerre n’était donc pas terminée.
Le FPR a lancé à intervalles réguliers une série d’offensives visant à occuper souvent temporairement certaines parties du pays. Ces différentes attaques étaient immanquablement accompagnées de leurs lots de personnes déplacées et de destructions. Mahmood Mamdani signale qu’en 1992, le Rwanda comptait 350 000 personnes déplacées, chiffre qui se monte à 950 000 en 1993 selon le même auteur18.
De même, au lieu d’administrer les zones tombées sous son contrôle, le FPR préférait les laisser en quasi jachère. Des zones économiques hautement profitables ont ainsi été soustraites à l’économie rwandaise. Leurs populations devant souvent être prises en charge par le gouvernement rwandais.


2. LES REACTIONS FACE A L’ATTAQUE
a) Les réactions du régime face à l’attaque
Pris au dépourvu par l’attaque du FPR, alors que le Président Habyarimana est en voyage aux USA pour une conférence à laquelle assiste son homologue ougandais Yoweri Museveni, le régime réagit durement. L’internement de milliers de tutsi après l’attaque du 1er octobre 1990 était une réaction excessive de la part du régime et Habyarimana a compris seulement plus tard le dégât que cela lui a infligé. Pendant une situation de guerre les Etats ont tendance à réagir de la sorte. Le Rwanda ne fait pas exception. Cette réaction regrettable ne constitue pas pour autant une preuve du caractère raciste du Président Habyarimana. Cette réaction était d’autant plus regrettable que dans sa grande majorité et toutes origines régionales ou ethniques confondues, la population rwandaise est choquée par cette attaque interprétée comme venant de l’étranger et se soude derrière son président. Les Rwandais continuaient de s’intéresser beaucoup à la poursuite du processus de démocratisation. Le Président Habyarimana se déclarait prêt à instaurer le multipartisme au Rwanda. En juin 1991, la nouvelle constitution est adoptée.
Le 18 juin 1991, la loi régissant les partis politiques était promulguée. Dans la foulée on assiste à la création des principaux partis d’opposition, MDR, PL, PSD, qui sont agrées courant juillet. Parallèlement, la presse indépendante comptait un grand nombre de publications et une loi régissant la presse était enfin adoptée en décembre 1991.
17 Gérard Prunier cité dans Mahmood Mamdani 2001, p.186.
18 Mahmood Mamdani, 2001 p. 187.

b) Les réactions de l’opposition
L’opposition se structure et s’institutionnalise progressivement au cours de l’année 1991. Les partis sont créés et commencent à recruter. Ces nouveaux partis et leurs dirigeants, dont certains, tel Murego, sont de vieux adversaires d’Habyarimana, obtiennent rapidement suffisamment de poids politique pour réclamer et obtenir leur entrée au gouvernement. Le premier véritable gouvernement pluripartite est mis en place le 16 avril 1992. Le MRND, parti du Président Habyarimana, n’occupe plus que 9 postes sur 19 et a perdu des portefeuilles clefs comme le poste de Premier ministre ou le ministère de l’information.
Ces partis considèrent bien souvent Habyarimana comme leur principal adversaire et leur objectif devient son départ. Cet agenda politique particulier pousse l’opposition, alors même qu’elle est au gouvernement, à une alliance objective avec le FPR, mouvement qui est en guerre avec le Rwanda et qui est toujours considéré par une grande part de la population comme d’origine étrangère.
Sous l’égide de l’Eglise, une série de contacts ont lieu dès février 1992 entre les représentants de ces partis et le FPR. Ils se confirmeront après l’entrée de ces partis au gouvernement, notamment le 5 juin 92 à Bruxelles malgré l’opposition de leur partenaire au sein du gouvernement : le MRND.

c) L’impact de la guerre
Le Rwanda s’engage dans une course à l’armement mal contrôlée. L’armée passe rapidement de l’ordre de 5000 hommes en 1993 à plus de 40.000 en 199419 avec des conséquences fâcheuses tant économique qu’au point de vue de la discipline En sus d’un effort hors de proportion pour agrandir son armée le gouvernement rwandais a mis sur pied un programme officiel d’autodéfense civile principalement dans les préfectures de Byumba et de Ruhengeri les plus menacées par les attaques du FPR.
Une confusion est souvent entretenue entre ce programme officiel encadré par des autorités administratives et militaires et les « jeunesses » créées par les différents partis politiques que certains qualifient parfois de milice.
L’équation faite par Alison Des Forges entre les appels à l’autodéfense, la création de milices des partis politiques et la préparation d’un génocide ne se justifie pas. Les milices résultent de la complexité de l’introduction du multipartisme sous les conditions d’une guerre de guérilla appliquée par le FPR après la défaite de la fin de l’année 1990. Cette forme de guerre provoque une réaction de la part de l’agressé. L’armée régulière n’est pas la cible habituelle de l’agresseur. Il a l’intention de blesser justement là où les unités régulières ne se trouvent pas. Il contourne les endroits de supériorité de l’agressé. Les milices sont la conséquence de la guerre et avaient en même temps un rôle à jouer dans un processus de rédistribution du pouvoir au Rwanda. Tant que la guerre semblait sous contrôle les milices se battaient entre eux. Mais quand le FPR a lancé son attaque du 8 février 1993 la situation a dégénéré suite à la faiblesse évidente de l’armée régulière qui n’a pu éviter la victoire du FPR
que grâce à une aide militaire extérieure. La haine ethnique maîtrisé jusqu’à ce moment par l’Etat s’est accrue. L’autodéfense est devenue dangereuse seulement sous ces conditions provoquées par le FPR. Gasana souligne ce fait : « La pluralité des forces politiques du début des années 90 était telle qu’aucune d’entre elles ne pouvait gérer dans un secret total un dispositif étatique d’extermination ethnique. On a vu que l’effort mené par divers
protagonistes pour créer le chaos et provoquer des affrontements ethniques généralisé n’a pas réussi. A Kibilira en 1990 par exemple, on a assisté à une réaction rapide de Habyarimana qui a ordonné au ministre de l’Intérieur, J.M.V. Mugemana, et au préfet de la préfecture de Gisenyi, F. Nshunguyinka, de faire ramener le calme. Au Bugesera en mars 1992, on avait à faire à une situation qui pouvait mener aux affrontements ethniques généralisés dans le pays. Mais le Premier ministre d’alors, S. Nsanzimana, n’a épargné aucun effort pour faire ramener le calme. »20
L’appel à la « levée en masse » à l’instar de la révolution française n’est pas en soi une incitation à l’extermination de « l’ennemi », mais dans une situation de guerre les deux parties sont responsables de leurs actes. Comme nous l’avons vu précédemment, la guerre a eu des conséquences terribles pour la population rwandaise. Le nombre de personnes déplacées à l’intérieur de ce petit pays n’a cessé d’augmenter pour culminer à plus de 950 000. Chiffre auquel il faudra ajouter près de 200 000 réfugiés burundais après l’assassinat du Président Ndadaye.
L’insécurité est grandissante sans que l’on sache toujours qui est responsable des différents attentats ou massacres. La vie politique se radicalise. La guerre a de profondes répercussions économiques encore aggravées par des risques de famine notamment dans le sud du pays.
Surtout, la guerre a pour conséquence de réintroduire la question ethnique au coeur de la politique rwandaise. Comme il a été dit auparavant, le régime Habyarimana n’a pas connu de problème ethnique de 1973 à 1990. Dans ce phénomène, le FPR porte une large part de responsabilité souvent sous-estimée. L’auteur souscrit à l’analyse très poussée faite par James Gasana dans laquelle il décrit la montée de l’ethnisme au Rwanda après le déclenchement de 20 Gasana 2002, pp. 279-280.
la guerre d’octobre. Le fait que le FPR se soit livré lors de ses attaques à des massacres visant de manière discriminée les paysans hutu a grandement favorisé la propagation de l’ethnisme.
Gasana conclue ainsi que :« Cette guerre rend complexe le paysage des alliances politiques. D’une situation bipolaire d’antagonisme Nord-Sud, on passe à une plus grande pluralité résultant d’un nouvel espace politique à trois axes : régional, ethnique et politique. Cependant, la stratégie de lutte du FPR, ciblant à dessein les paysans hutu dans les préfectures de Byumba et de Ruhengeri, consolide rapidement l’axe ethnique »21. Il semble qu’une bonne partie du monde n’a pas pris au sérieux l’aspiration profonde des dirigeants du FPR, surtout de ce nouveau chef militaire Paul Kagamé. C’est pour cette raison que le cercle des amis du FPR a réussi à accuser d’ethnisme tous ceux qui ont exprimé la crainte par le biais du FPR que l’ancienne féodalité essaye de reprendre le pouvoir au Rwanda.
A l’intérieur et à l’extérieur une grande partie des démocrates a accepté la version selon laquelle le FPR se contenterait d’une participation minoritaire à la gestion de l’Etat. Le mouvement du Prayer Breakfast des Etats Unis représenté par David Rawson (le futur ambassadeur) et sa branche allemande (représentée par Rudolf Decker) ont réussi a présenter en collaboration avec le US Committee for Refugees le FPR dans ce sens. Le spiritus rector fut le protestant Yoweri Museveni qui entretenait dès son arrivée au pouvoir de liens étroits avec les milieux protestants aux Etats-Unis et en Grande Bretagne.22 Le network a toujours pu défendre le FPR quand il est apparu que son objectif n’était pas son insertion dans un mouvement démocratique mais bien au contraire son affaiblissement.
L’attaque du 8 février 1993 était le point culminant dans ce processus. La vague de  réfugiés interne qu’elle a causé a rendu le Rwanda presque ingouvernable. Le FPR a réussi par cette attaque - contraire aux accords d’armistice conclu - de diviser l’opposition démocratique. A partir de ce moment tous les partis démocratiques se sont scindés en une partie en faveur de la continuation de la coopération avec le FPR (ailes dites modérées) et une partie critique à cette coopération (dite power23). Est-ce que le FPR voulait déjà à ce moment
saboter un traité de paix ?
Le régime est confronté à une rébellion armée dont il ne peut venir à bout et qui trouve de puissants soutiens dans les partis politiques d’opposition qui participent désormais au gouvernement ; pressé par la communauté internationale, le Rwanda se voit contraint d’engager des négociations avec le FPR qui aboutiront au bout d’un an à la signature des Accords de paix d’Arusha.
21 James Gasana 2002, p. 10.
22 L’expert tire la plus grande partie de ses informations d’un livre publié par Rudolf Decker en allemand. (voir Decker 1998).
23 Il est peu connu d’où vient cette expression: Les hutu ont repris le cri de guerre des soldats FPR « Power »qui dévoilait bien l’objectif de fond du FPR. Et en réponse à ce cri de guerre des tutsi, les hutu ont adopté le même cri de guerre et en ont été fortement critiqué. (Un des exemples comment les hutu ont atteint des résultats contreproductif en reprenant des slogans tutsi. Inyenzi en est un autre exemple.)

III.) LES ACCORDS DE PAIX D’ARUSHA
Vu d’aujourd’hui il est étonnant que les Accords d’Arusha du 4 août 1993 aient été conclu. Nous avons pu établir que le FPR ne voulait pas un partage du pouvoir. Il aspirait au pouvoir complet. Mais du point de vue stratégique l’accord s’est avéré avantageux étant donné que la France s’est désengagée militairement de Rwanda suite aux accords. L’obstacle le plus important pour une victoire militaire du FPR a disparu.
Le livre déjà mentionné de Rudolf Decker (Decker 1993) met une lumière d’une façon inattendue l’implication de Prayer Breakfast dans le déroulement des négociations des Accords. Les contacts personnels de Rudolf Decker avec la famille Habyarimana expliquent en partie pourquoi le président rwandais a finalement accepté de les signer ensemble avec Alexis Kanyanrengwe qu’il devait détester depuis le putsch manqué de 1980.

1. LE CARACTERE DESEQUILIBRE DES ACCORDS
Pour nombre de Rwandais, les accords d’Arusha étaient considérés comme profondément déséquilibrés. L’armée notamment ressentait très mal, alors qu’elle n’était pas battue, la place faite aux soldats du FPR dans la nouvelle armée par les accords. Le poids politique accordé au FPR dépassait très largement son soutien réel au sein du pays.

2. L’IMPOSSIBLE MISE EN OEUVRE DES ACCORDS
L’évolution et la radicalisation de la vie politique rwandaise va, dès avant la signature des accords en sceller le sort et les rendre caduques. Deux éléments majeurs sont ici à retenir: d’une part l’éclatement des partis d’opposition et la bipolarisation de la scène politique rwandaise et, d’autre part, l’évolution du contexte régional marqué par l’assassinat du premier Président hutu démocratiquement élu au Burundi.
a) La bipolarisation politique du Rwanda et l’éclatement des partis d’opposition
Engagés dans une lutte pour le contrôle de l’Etat avec les partisans du Président Habyarimana, les partis d’opposition qui ont accédé aux responsabilités gouvernementales dès avril 1992, ont entrepris une collaboration d’abord officieuse puis ouverte avec la rébellion armée. Cette position est devenue de plus en plus difficile à tenir au fur et à mesure du déroulement de la guerre et des ruptures successives par le FPR des différents cessez-le-feu en violation même de ses engagements.
Ces diverses violations ont fait douter une part de plus en plus importante des dirigeants des partis d’opposition de la bonne foi du FPR et de son engagement en faveur de la démocratie.
L’attaque majeure lancée par le FPR le 8 février 1993 qui a failli aboutir à la prise de Kigali est pour beaucoup une étape décisive. Les tensions au sein des partis d’opposition entre les partisans de la poursuite de la collaboration avec le FPR et ceux qui s’inquiètent de son comportement et de ses ambitions s’exacerbent.
Tensions qui seront aggravées par les luttes internes en vue d’obtenir un poste au sein des institutions prévues par les accords de paix. Dès le 23 juillet 1993 lors du congrès de Kabusunzu, Faustin Twagiramungu, le Président du principal parti d’opposition, le MDR, en est exclu en compagnie du Premier ministre en exercice Agathe Uwilingiyimana. Ces tensions vont devenir intenables après l’assassinat du Président burundais en
octobre 1993.
b) L’assassinat de Melchior Ndadaye
L’étape finale dans la bipolarisation et l’éclatement des partis d’opposition remonte à l’assassinat par l’armée burundaise principalement composée de tutsi et qui tente de récupérer le pouvoir qui vient partiellement de lui échapper, du Président burundais Ndadaye d’origine hutu démocratiquement élu en juin 1993. Pour beaucoup de Rwandais qui doivent en plus accueillir près de 200 000 réfugiés fuyant les massacres interethniques qui ravageaient le Burundi, la crainte de voir les mêmes phénomènes se produire au Rwanda l’emporte.
La cassure est définitive au sein des différents partis d’opposition entre d’une part ceux qui soutiennent ouvertement le FPR et d’autre part ceux qui se regroupent derrière la mouvance présidentielle et ce qui sera par la suite appelé « hutu power ».
Comme il a été dit auparavant, le FPR ne voyait par forcément sous un jour défavorable l’éclatement des partis d’opposition et leur affaiblissement consécutif. C’est avec en toile de fond cette nouvelle donne politique que les accords de paix signés à Arusha le 4 août 1993 devaient être mis en oeuvre. Plusieurs tentatives pour mettre en place les nouvelles institutions ont été faites, mais ont fait l’objet de blocages d’origines diverses. Soumis à une grande pression le Président Habyarimana, qui était par ailleurs soucieux de la dégradation de la situation interne et inquiet des menaces de départ du contingent des Nations Unies venu superviser le bon déroulement de cette période transitoire, venait à Dar es-Salaam début avril 1994 pour un sommet régional. A son retour, son avion était pris pour cible et abattu. Les jours suivants, on assistait à une reprise de la guerre et au déclenchement de massacres d’une ampleur inégalée dans l’histoire du Rwanda.
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IV.) LE RWANDA APRES LE 6 AVRIL 1994
1. LE VIDE AU NIVEAU ETATIQUE
Tant que l’on ne connaît pas la vérité sur les responsabilités de l’attentat du 6 avril 1994 l’analyse des événements qui suivent doit rester préliminaire. Quelques constatations sont cependant irréfutables. L’attentat a crée des vides aux niveaux des structures étatiques au Rwanda et au Burundi. Dans les deux pays personne n’était en mesure de s’opposer effectivement à la reprise délibérée de la guerre par le FPR. Cette reprise et le refus total de négocier un cessez-le-feu avec qui que ce soit de la part du FPR a ouvert un champ d’action à tous ceux qui exigeaient la revanche pour l’attentat. Le gouvernement intérimaire établi le 9 avril et ayant été en fuite depuis le 11 avril 1994 n’a jamais atteint la qualité d’une autorité d’état. Un vide politique était créé par l’attentat.
2. LE RETRAIT DE LA MINUAR
Le départ des casques bleus belges le 12 avril en sacrifiant les personnes qui ont cherché refuge auprès d’eux et la réduction de la MINUAR à un chiffre symbolique de 270 soldats par le Conseil de Sécurité le 21 avril 1994 sous l’impulsion des Etats Unis, de la  Grand Bretagne et de la Belgique24 ont eu un effet incitateur pour cette no-future generation vivant autour de Kigali dans des camps de réfugiés dans des situations abominables depuis plus d’un an. Les assassinats politiques du début et les massacres limités contre les tutsi se sont transformé par
après en un génocide.
3. LA REPRISE DE LA GUERRE PAR LE FPR
a) L’option militaire jamais abandonnée
Dès le 7 avril, les troupes de l’APR, branche armée du FPR, reprennent l’offensive au motif de sauver les populations tutsi menacées. Ils ne déposeront les armes qu’en juillet, une fois leur victoire définitivement acquise. D’après certains, on a même pu observer des concentrations ou des mouvements de troupes du FPR dès le 5 ou le 6 avril.
De nombreux témoignages font état des multiples préparatifs poursuivis par le FPR longtemps après la signature des accords de paix. En particulier, il est notoire que des groupes  de partisans du FPR ont été infiltrés dans la zone sous contrôle des Forces armées rwandaises (FAR).
De même, le colonel Marchal, qui commandait à l’époque la MINUAR dans le secteur de Kigali, rapporte les difficultés de la mission onusienne à contrôler les agissements des troupes de l’APR cantonnées dans les bâtiments du CND et leurs déplacements nocturnes ainsi que ses soupçons quant à l’introduction, en contradiction flagrante avec les termes de l’accord de paix, d’armes dans Kigali à partir de l’état-major du FPR situé à Mulindi.
Il est clair que le FPR, ou pour le moins les partisans d’une ligne dure, n’étaient pas tout à fait satisfaits du résultat des Accords d’Arusha et qu’ils n’entendaient pas se contenter de jouer le rôle d’un junior partner dans le nouvel échiquier politique rwandais. La solution armée restait plus que jamais à l’ordre du jour. Malgré les dangers évidents que faisait courir la reprise des hostilités à la population tutsi, risque parfaitement identifié par les dirigeants du FPR, il est patent comme le souligne A. Kuperman que ceux-ci étaient prêts à ce sacrifice afin d’obtenir le pouvoir. Cette position extrême, voire extrémiste, a certainement été renforcée par le soutien actif
ou passif des principaux soutiens extérieurs du FPR.
24 Après les mémoirs de Boutros-Gahli et la publication des livres de Linda Melvern (Melvern 2002), de Michael Barnett (Barnett 2002) et d’Alan Kuperman (Kuperman 2002) il n’a plus lieu de discuter les faits mais seulement les motifs qui peuvent avoir guidé ces trois pays.
b) Les soutiens extérieurs
Les dramatiques événements qui se déchaînent au Rwanda début avril 94 auraient pu être stoppés par une action concertée de la communauté internationale. Comme il a été précédemment indiqué, le retrait précipité de l’essentiel des forces de la MINUAR a eu un effet décisif. Or, un constat s’impose : l’administration américaine s’est opposée à toute intervention.
Pour l’expert, elle avait opté en faveur de la victoire militaire du FPR. Opinion qui est renforcée par les multiples démarches entreprises à tous les niveaux par l’administration Clinton pour empêcher le gouvernement français de contrecarrer cette décision, ce qui a été facilité par la détermination du Premier ministre français, Edouard Balladur, de ne plus s’impliquer dans le « bourbier rwandais » après l’avoir quitte pour de bon en décembre 1993.
La question de savoir à partir de quel moment la politique des pays anglophones a opté pour une victoire militaire du FPR au détriment d’un partage du pouvoir est difficile à déterminer. L’’auteur du rapport a tendance à croire qu’une telle décision n’a pu être prise qu’après la prise de fonction de l’administration Clinton en janvier 1993. Herman Cohen qui a quitté le State Department à ce moment n’a probablement jamais abandonné sa politique de concertation avec la France. En revanche, dès que Madeleine Albright a pris – comme ambassadrice à New York – le devant de la politique africaine des USA on a pu constater un refroidissement des liens avec le Quai d’Orsay et l’Elysée où François Mitterrand n’a jamais perdu un regard ferme sur les questions africaines.
Le résultat le plus important du changement de la politique américaine est l’abandon peu remarqué de la politique de la « démocratisation douce. ». Sous l’influence de Yoweri Museveni la démocratisation qui ne pouvait plaire à son régime minoritaire perd de l’importance dans le langage américain. Comme observateur averti l’actuel Président du Mali Amadou Toumani Touré constatait déjà en 1994 : « A la Conférence de la Baule, en juin 1990, on nous a quasiment annoncé qu'on allait exiger des Etats africains un certificat de bonne conduite démocratique. En 1993, changement de disque: 'La démocratie, c'est très bien, mais ce qui importe, c'est l'efficacité'. »25
Madeleine Albright était déjà en 1993 en train d’inventer cette « nouvelle génération de leaders africains » qui étaient tous des militaires. Et Paul Kagamé a fait partie de ce groupe. Après l’assassinat de Melchior Ndadaye qui n‘a suscité aucune réaction de la part de la communauté internationale , il devenait apparent que les Etats Unis n’étaient plus intéressés par le processus de démocratisation. Même Mobutu réapparaissait comme interlocuteur apprécié. Le destin de Habyarimana fut scellé en ce moment, soit parce que personne ne voulait plus le protéger soit parce que ces adversaires ont eu le feu vert pour son élimination et le renversement de la politique de partage de pouvoir des Accords d’Arusha.
Les motivations gouvernant ce revirement stratégique concernant la politique américaine relative à l’Afrique centrale ne sont apparues clairement qu’à la lumière de la politique menée par les USA lors de la prise du pouvoir au Zaïre par Laurent Désiré Kabila, en 1994 on ne peut la détecter que dans son état embryonnaire.
L’un des objectifs majeurs poursuivis par l’administration Clinton devient la lutte contre le régime islamiste de Khartoum et son isolement à l’aide d’une ceinture de régimes militaires, favorables aux Etats-Unis. Dans ce contexte, l’Ouganda de Yoweri Museveni est devenu un allié de prix qu’il fallait soutenir. Comme indiqué précédemment, Museveni souhaitait éloigner ses alliés d’origine  rwandaise dont le poids à l’intérieur de son régime et en particulier de l’armée était jugé trop grand par nombre d’Ougandais. Il réussit de convaincre une administration américaine complaisante d’intégrer la prise du pouvoir par le FPR à sa politique globale de
« containment » du régime soudanais.
25 JEUNE AFRIQUE (Supplément à N° 1753/54, Août 1994).

CONCLUSION
L’évolution socio-politique du Rwanda caractérisée par un contexte économique fortement dégradé et face à des acteurs dont les positions apparentes avaient souvent peu à voir avec la logique interne gouvernant leur action a débouché en avril 1994 sur des massacres d’une ampleur rarement égalée. Sans que l’on puisse aucunement affirmer que ces tragiques événements étaient inscrits de manière inexorable et automatique dans le cours de l’histoire politique du Rwanda, il est en revanche indéniable que les facteurs politico-économicosociaux qui président l’évolution du Rwanda dans les années 90 ont eu une influence évidente dans la survenue du drame et en ont grandement facilité le déclenchement. La guerre déclenchée en 1990 par un FPR déçu et inquiet de perdre sa double légitimité face aux ouvertures démocratiques du régime Habyarimana et au règlement en cours de la question des réfugiés ; une ouverture démocratique tardive et parfois conçue comme contrainte et forcée par les tenants du régime ; le comportement parfois ambigu de certains partis d’opposition et de leurs dirigeants dont le souci premier est souvent de combattre le régime en place quitte à s’allier avec un mouvement considéré par les Rwandais comme étranger ; une situation économique désastreuse dont la précarité est renforcée par la guerre et son cortège de destructions et de personnes déplacées ; l’insécurité et la violence grandissantes ; la radicalisation progressive de la vie politique rwandaise ; un vide étatique et un quasi abandon d’un pays traumatisé par la mort d’un Président vu par beaucoup comme l’ultime recours et, enfin, la stratégie guerrière adoptée par le FPR dans sa conquête du pouvoir, stratégie soutenue et encouragée par certaines grandes puissances portent tous une part importante quoique non quantifiable dans le drame final. Si aucun de ces éléments ne peut, seul, être considéré comme étant à l’origine du génocide, leur conjonction en a grandement permis la réalisation.
L’auteur partage complètement la conclusion du rapport Masire : On aurait pu stopper ce génocide. A l’avis de l’auteur du présent rapport la thèse de la planification d’un génocide à servi de prétexte pour dissimuler l’inaction volontaire pour sauver les tutsi.Il refuse d’accepter la version selon laquelle les capitales n’étaient pas au courant de ce qui se passait au Rwanda. Elles ont refusé de prendre connaissance des faits parce que la convention contre les génocides les auraient obligées d’agir. Linda Melvern décrit précisément les efforts entrepris par l’administration Clinton pour ne pas appeler des massacres connus de génocide.
Génocide planifié ?
Etant donné le rôle important que jouent les thèses toujours dominantes d’une préparation longtemps à l’avance du génocide rwandais les remarques suivantes s’imposent aux yeux de l’expert. Selon lui toutes les informations disponibles et tous les arguments avancés jusqu’ à présent n’arrivent pas à prouver l’existence d’une planification d’un génocide contre la population tutsi au Rwanda en 1994 et l’anéantissement de ce groupe. La question est de savoir si ce génocide était planifié à l’instar de ceux – liste malheureusement non exhaustive - qui ont eu lieu contre les Hereros en 1904, contres les Arméniens par l’Empire ottoman en 1915, contre les Juifs pendant le « Troisième Reich » allemand, contre les hutu au Burundi en 1972 et contre la population citadine au Cambodge
en 1975. Selon Samantha Power, Raphaël Lemkin , le « père » de la Convention contre le génocide, a noté que guerre et génocides sont presque toujours liés.26 Cela est également vrai pour le génocide commis contre les tutsi au Rwanda. (Pas dans le cas du Burundi en 1972)
Mais en dehors de ce parallélisme le cas du Rwanda est spécifique, il s’agit d’un cas sui generis. Et cela pour des raisons suivantes :
· Le régime auquel on veut attribuer la planification du génocide venait de s’écrouler avant l’exécution du génocide.
· Le génocide a eu lieu dans un vide des structures étatiques
· Les massacres ont été exécutés par un mouvement non-étatique et non par les vainqueurs comme p.ex. au Cambodge.
· Le génocide est l’œuvre d’une population sans pouvoir et menacée par la conquête des forces considérées comme cause principale de leurs misères.
· Dans une situation d’une autorité étatique quasi-inexistante la supposition de l’exécution de plans préétablis est peu logique.
Néanmoins l’existence d’une planification est défendue par une partie importante de l’opinion publique, par une série d’essayistes et une partie de la communauté scientifique. Nombre des arguments sur lesquels ils s’appuient ont été abordés dans le cours de ce rapport, sans qu’il soit besoin d’y revenir ici. Nous nous bornerons à quelques remarques complémentaires relatives à divers documents invoqués au soutien de la thèse d’une
planification.
Le maintien de la supposition d’un génocide planifié se base sur les arguments brièvement résumés ainsi27 :
· La lettre anonyme du groupe AMASUSU de janvier 1993 est une preuve pour la planification du génocide.
· La lettre anonyme d’un groupe de « hutu modéré » du trois décembre 1993 prouve l’existence de préparations pour un génocide.
· Le télégramme du Général Dallaire du 11 janvier 1994 prouve que des extrémistes du MRND avait établi un plan d’extermination des tutsi.
· Les listes de noms trouvées à différents endroits sont considérées comme des « killing lists ».
Un regard sur le fondement de ces suppositions suscite des doutes profonds. Ils se
résument ainsi :
La lettre anonyme du groupe AMASUSU (Janvier 1993)
La lettre ouverte adressée au Président Habyarimana par un groupe anonyme AMASUSU est attribuée sans preuves concluantes au Colonel Bagosora par Alison Des Forges28 et d’autres. L’anonymat de la lettre interdit une telle attribution. Vu l’intérêt du FPR de discréditer tous les opposants aux accords conclu avec le FPR on pourrait logiquement le soupçonner d’avoir produit une telle lettre pour semer la confusion dans la camp opposé. Ce qui ne peut pas plus être prouvé . Il est au moins inapproprié de citer cette lettre comme preuve d’une planification du génocide de la part du « groupe Bagosora ».
26 Power 2002, p. 90
27 Voir notamment les diverses publications de Alison Des Forges qui sont à la base de ses explications devant le TPIR.
28 Des Forges, Leave None....., p. 103
La lettre anonyme adressée à la MINUAR le 3 décembre 1993
Par son caractère anonyme il faut arriver à la même conclusion que concernant la lettre AMASUSU.. Elle La lettre du 3 décembre 1993 ne sert pas à prouver quoi que se soit.
Le télégramme du Général Dallaire du 11 janvier 1994
Ce télégramme du Général Dallaire envoyé joue à juste titre un grand rôle dans la discussion sur une éventuelle planification d’une extermination physique des tutsi à l’intérieur de pays. Si l’informateur Jean-Pierre Turatsinze était effectivement une personne de confiance on devait prendre au sérieux les informations qu’il a passées à Luc Marchal le 10 janvier 1994. Le Général Dallaire a envoyé le lendemain un télégramme à son supérieur à New York, le Général canadien Maurice Baril tout en mettant celui-ci en garde qu’il pouvait s’agir d’un piège. Effectivement, tout ce qu’on a pu apprendre plus tard sur Jean-Pierre – disparu après le 6 avril 1994 sans laisser de traces – indique qu’il s’est attribué des fonctions qu’ils n’a jamais occupées. A-t-il voulu profiter de sa visite pour pouvoir quitter le pays avec sa famille ou quelqu’un l’a-il incité à rendre visite à la MINUAR ?
Tout indique qu’il a été envoyé pour produire des traces. Il était prévisible que la Minuar informerait le Quartier Général à New York et qu’on pourrait plus tard se référer à ce document. Il peut sembler logique que ceux qui étaient en train de préparer l’assassinat du 6 avril 1994 étaient conscients des conséquences d’une telle action. Dans cette optique, il était prudent de produire de fausses traces. C’est une hypothèse qui pour le moment ne peut pas être confirmée mais qui a la même logique que celle d’ accorder confiance au témoignage de
« Jean-Pierre ». Faustin Twagiramungu qui a recommandé à Jean-Pierre Turatsinze d’aller voir la MINUAR après qu’il s’est présenté chez lui avec ses informations a exprimé de forts doutes en ce qui concerne sa crédibilité.
D’une même façon, il est intéressant de relever comme le fait A. Kuperman que le Général Dallaire lui-même exprimait ses propres doutes quant à la véracité des informations fournies par Jean-Pierre et en faisait part à ses supérieurs dans le texte du télégramme29. On peut au moins conclure que ce document n’a pas la valeur que le Rapport Carlsson lui attribue. Il ne peut s’agir d’une preuve irréfutable au soutien de la thèse de la planification.
L’existence de listes
Le déroulement du génocide contre les tutsi démontre qu’ils ne s’est pas produits sur base des listes établies de longue date. Le génocide à proprement parler commence après le retrait  des casques bleus belges du site de l’Ecole Technique Officielle le 12 avril 1994. A peu près 2000 personnes ont été sacrifiées comme groupe et non pas comme individus. La face hideuse des génocidaires s’est montrée à qui voulait la voir et à partir du 15 avril il est apparu que le Général Dallaire ne recevrait pas l’ordre de combattre cette « bête humaine ». Elle était lâchée
et personne n’a pu la contenir – surtout après la décision du 21 avril 1994 du Conseil de Sécurité – dans une situation de désordre complet. Les listes ont par contre joué un rôle dans les assassinats politiques qui ont eu lieu après la disparition de la structure étatique et militaire après l’assassinat de Habyarimana et des officiers se trouvant également à bord de l’avion présidentiel. Les listes ont joué un rôle pendant la « Saint Barthélemy » qui a eu lieu le 7 avril 1994. Elle s’est transformée d’une façon non-contrôlée en génocide sous l’impulsion de la reprise de la guerre par le FPR le 7 avril 1994 et le soutien apparent par la plus grande partie de la communauté internationale dont les rebelles ont joui au détriment des tutsi menacés de mort. Le Rapport Masire a démontré d’une façon remarquable « qu’on aurait pu stopper » le génocide et qu’aucune preuve « dure » pour sa planification n’est disponible.30 (Rapport Masire)
Il reste aux historiens à révéler quels mobiles ont amené la communauté internationale sous pression ouverte de l’administration Clinton31 à favoriser la victoire du FPR au moment même où il est devenu évident qu’on n’obtiendrait cette victoire qu’au prix d’un génocide contre les tutsi et des massacres de grande envergure perpétrés dans le territoire sous contrôle du FPR. Dans ce contexte les indications concernant un calcul publié entre autre dans le quotidien allemand « Frankfurter Allgemeine Zeitung » au sujet des « missing hutu » que
l’expert a reçues par Seth Sendashonga à Bonn en 1996 sont fort importantes.
Seth Sendashonga a confirmé que la base du calcul était correcte. Tout de suite après sa prise de fonction comme Ministre de l’Intérieur il a demandé aux bourgmestres de lui fournir les chiffres de la population sur place en vue de la livraison de vivres par les organismes internationaux. Il a dit qu’il ne voyait aucune raison pour les bourgmestres de « tricher » - surtout pas pour donner des chiffres trop bas. En faisant le recoupement avec les chiffres connus des réfugiés à l’étranger et une estimation des tutsi tués ceux qui ont fait le calcul sont arrivés à environ un million de personnes « perdues ». Une partie de ces personnes doit avoir vécu dans le territoire sous contrôle du FPR. Le fameux rapport Gersony est une autre illustration de cet autre versant des massacres.
Ces derniers éléments soulignent la complexité d’événements qui ne peuvent se contenter d’hypothèses abusivement simplificatrice telle que celle de la « planification » par des éléments de l’ancien régime rwandais.
30 "So far as is known, there is no document, no minutes of a meeting, nor any other evidence that pinpoints a precise moment when certain individuals decided on a master plan to wipe out the tutsi. As we have already seen, both physical and rhetorical violence against the tutsi as a people indeed began immediately after October 1, 1990, and continued to escalate until the genocide actually started in April 1994." Masire Report, 7.2. 31 Voir notamment les mémoires de Boutros Boutros-Ghali (Boutros-Ghali, Unvanquished,
1999).
29 Kuperman 2000, p. 88


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Washington, D.C.: The Brookings Institution Press. 0-8157-0085-7 (pbk); 162 S.
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University Press. 0521566231 (pbk.); 0521451760 (hardback); xxxvii, 206 S.
MAMDANI, Mahmood. 2001. When Victims Become Killers. Colonialism, Nativism and the
Genocide in Rwanda
. Oxford and Princeton, N.J. ISBN 0-85255-859-7; 364 p.
MELVERN, Linda. 2000. A people betrayed. The role of the West in Rwanda's genocide.
London New York: Zed Books ( Distributed in the USA exclusively by St. Martin's
Press). 1856498301 (cased); 185649831X (pbk.); 272 S.
ONANA, Charles, and Déogratias MUSHAYIDI. 2001. Les Secrets du Génocide Rwandais.
Enquêtes sur les mystères d'un président.
Paris: Editions MINSI. 2-911150-03-1; 189
S.
PHILPOT, Robin. 2003. Ça ne s'est pas passé comme ça à Kigali. Montréal, Québec:
Editions Les Intouchables, 1463, boulevard Saint-Joseph Est, Montréal, Québec,
Canada, ISBN 2-89549-097-X; 224 p.
POWER, Samantha. 2001. Bystanders to genocide. Why the United States Let the Rwandan
Tragedy Happen. Atlantic Monthly 288 (2/2001 (September)):84-108.
POWER, Samantha. 2002. "A Problem from Hell". America and the Age of Genocide. New
York: Basic Books (Perseus Books Group). 0-465-06150-8; 611 p.
STRIZEK, Helmut. 1996. Ruanda und Burundi : Von der Unabhängigkeit zum Staatszerfall :
Studie über eine gescheiterte Demokratie im afrikanischen Zwischenseengebiet
.
München/Köln/London: Weltforum-Verlag. ISBN 3-8039-0451-X; 471 p.
STRIZEK, Helmut. 1998. Kongo/Zaire, Ruanda, Burundi : Stabilität durch erneute
Militärherrschaft? : Studie zur "neuen Ordnung" in Zentralafrika
.
München/Köln/London: Weltforum-Verlag. ISBN 3-8039-0479-X; xiv, 245 p.

 


ANNEXE
Liste der Arbeiten
von
Helmut STRIZEK
zum Themenbereich Zentralafrika
Stand: 6.3.2003
Bücher /Broschüren
= Ruanda und Burundi. Von der Unabhängigkeit zum Staatszerfall. München/Köln/London,
Weltforum-Verlag, 1996, (ifo-afrika-studien N° 124). 471 S. (ISBN 3-8039-0451-X)
= Kongo/Zaïre - Ruanda - Burundi. Stabilität durch erneute Militärherrschaft?- Studie zur
"neuen Ordnung" in Zentralafrika (Vorwort: Alois Graf von Waldburg-Zeil).
München/Köln/London, Weltforum-Verlag, 1998 (ifo-afrika-studien N° 125). 245 S. ( ISBN
3-8039-0479-X)
= Zur Lage der Menschenrechte in Ruanda. Leben nach dem Völkermord. Aachen, MISSIO,
2003; 58 S. (ISSN 1618-6222) (Missio-Bestell-Nr. 600 248)
Aufsätze
= Frieden für Ruanda? Eine Denkschrift. Internationales Afrikaforum, Weltforum-Verlag,
Köln, 3/1994; S. 255-260.
= Frieden für Ruanda und Burundi! Internationales Afrikaforum, Weltforum-Verlag, Köln,
1/1995, S. 63-68.
= Der internationale Kontext der Ruanda-Burundi-Krise. Internationales Afrikaforum,
Weltforum-Verlag, Köln, 3/1995, S. 253-267.
= Le contexte international des crises en Afrique des Grands Lacs. Dialogue, N° 194,
Nov./Dec.1996, Bruxelles, S. 5-12.
= Politisierte Ethnizität contra Demokratie? In: DAS PARLAMENT (Afrika-Schwerpunktheft),
Nr. 9/1997, 21.2.1997, S. 16.
= "Vietnam" in Afrika. Zwischenbilanz eines ungelösten Konflikts. Internationales
Afrikaforum,
Weltforum-Verlag, Köln1/1997, S. 69-74.
= Die Lage im Gebiet der Großen Seen Afrikas fünf Jahre nach Machtübernahme der Front
Patriotique Rwandais (FPR) in Ruanda, Internationales Afrikaforum, Weltforum-Verlag,
Bonn, N°1/1999, S. 57-63.
= Le 6 avril 1994. Journée fatidique pour l’Afrique. Bilan préliminaire après cinq ans.
DIALOGUE, Bruxelles, N° 210; Mai-Juin 1999, S. 35 - 68.
(Gleicher Text auch als Document abgedruckt in: AFRICA International, Paris, N° Double
322/323, Mars-Avril 1999, S. 41- 53)
= Analyse succincte du Rapport Masire „Le Génocide qu’on aurait pu stopper".
Veröffentlicht auf website des Burundi-Büro (www.burundi.org) Ende Dezember 2000
= DER VÖLKERMORD, DEN MAN HÄTTE STOPPEN KÖNNEN. Analyse des MASIREBerichts
über den Genozid in Ruanda. In: Internationales Afrikaforum, ,Weltforum-Verlag,
Bonn, N°2/2001, S. 153-167.
= Eine neue amerikanische Afrikapolitik? In: AFRIKAPOST, 3/2001
= Externe Faktoren der zentralafrikanischen Staatskrise, in: Internationales Afrikaforum,
Weltforum-Verlag, Bonn, N° 4/2001, S. 363-368
= Linda Melvern is right, but...
Short Analysis of: A people betrayed. The Role of the West in Rwanda’s Genocide by Linda
Melvern (2000). In: Internationales Afrikaforum,Weltforum-Verlag, Bonn, N° 4/2002, S.
375-390
= Neue Akzente der amerikanischen Afrikapolitik. NORD-SÜD aktuell (ISSN 0933-1743);
4/2002, S. 623-631.
Vorträge
= Le rôle des Organisations Non-Gouvernementales (ONG) dans les conflits de la Region des
Grands Lacs Africains. Statement beim Burundi-Tag 1998. Bonn, 31/10/1998.
= Geschichte der ethnischen Beziehungen in Ruanda: Die Kolonialzeit. Universität Bochum,
19.4.1999
= Konfliktprävention und Friedenspolitik. Erkenntnisse aus den Kriegen in Zentralafrika.
Statement beim Workshop „Strukturen und Mechanismen wirksamer Konfliktprävention und
Krisenintervention" beim 94. Deutschen Katholikentag in Hamburg am 3.6.2000
= Krisenprävention und Friedenspolitik am Beispiel Zentralafrika, Vortrag bei der
Katholischen Akademie Rabanus Maurus im Wilhelm-Kempf-Haus in Wiesbaden-Naurod am
28.3.2001
= Demokratie als Basis für Frieden und Fortschritt in Zentralafrika
Vortrag beim Ruandisch-deutschen Kulturverein „Akagera-Rhein e.V." Berlin, 21.4. 2001
= Un « dialogue muet » et un « dialogue interrompu » La France et l’Allemagne face à la
crise de la Région des Grands Lacs Africains; Contribution au colloque « Les politiques
africaines de l’Allemagne et de la France », 10 octobre 2001, Institut d’Etudes Politiques, 56,
rue Jacob, 75007 Paris