Vers la liberté par la voie de la vérité

Juan Carrero
Conférence-Débat à Paris
04.04.03

Encore récemment H. Cohen répétait ce qui est une évidence pour les personnes avec un peu de sens commun, bien que cela ne semble pas être le cas pour beaucoup d´experts: «D'abord, il doit y avoir la loi de la majorité au Burundi et au Rwanda combiné avec des garantis de sécurité pour les minorités…. Tant que la loi de la majorité n'est pas appliquée au Burundi et au Rwanda, il n'y aura pas de paix dans les deux pays et il y aura un grand danger pour toute la région des grands Lacs. Deuxièmement, le Congo doit passer une vraie transition à la loi démocratique.» Les peuples de la région des Grands Lacs africains sont-ils par hasard différents des autres dans le reste du monde et les principes universels de la démocratie ne peuvent pas leur être appliqués?

Si les organisations qui pendant longtemps travaillons ensemble sur cette région convergions sur une chose, c'est sur une appréciation extrêmement pessimiste des intentions cachées des leaders du FPR. C'est notre conviction que c'est une organisation dont l'unique objectif est de conquérir le pouvoir à n'importe quel prix et qu'ils portent une lourde responsabilité pour tout ce qui s'est passée dans la région depuis octobre 1990. Sa domination au Rwanda et dans toute la région n’est possible que grâce au soutien de ses importants défenseurs internationaux, a son bellicisme, férocité de répression, ainsi qu’à la maîtrise de l´art de la manipulation qui caractérise ce mouvement.

Le point de vue partagé par mes collègues africains et non-africains, collègues dans la lutte pour la paix dans cette région d'Afrique, est que le grand obstacle dans le chemin pour la paix a été, pendant plus d'une décennie la malignité et l’ambition d’une petite élite régionale et internationale. Mais il est aussi vrai que, comme l’a dit A. Einstein dans un scénario européen similaire à celui observé dans la région des Grands Lacs en Afrique aujourd’hui «Les générations futures vont se lamenter plus du silence de la grande masse que de la machination de petits groupes.» Les caractéristiques de ce conflit rendent ce silence des masses populaires plus facile et la fin de la dictature du FPR plus difficile. Parmi les facteurs à la base de ce silence nous pouvons citer entre autre: 1) La manque d’intérêt dans les peuples de l’Afrique sub-saharienne de la part de ceux qui pourraient être leurs vrais alliés à savoir des sociétés civiles nord-américaines et européennes. 2) Les intérêts extrêmes de véritables empires économiques dans le pillage de ce qui reste à piller dans la région. 3) Le poids du "génocide" de 1994 qui continue à causer aversion parmi ceux qui pourraient contribuer beaucoup au rétablissement de la paix.

1. La décriminalisation des peuples qui se défendent à travers une résistance armée

Le pouvoir de la vérité, ensemble avec celui de la générosité sont les véritables forces du mouvement de la non-violence, auquel j’appartiens. Cependant, personne n’a le droit de culpabiliser ceux qui choisissent la résistance armée. En acceptant cela, nous sommes en train de tomber dans un nouveau piège, dirait-on, en renforçant l’autre violence qui est celle de l’agresseur. Ainsi les gouvernements vainqueurs deviennent de façon subtile des garants d’un désordre connu en face d’un chaos supposé dans l’avenir. Ils deviennent les détenteurs légitimes d'une violence légale contre toute forme d’Interahamwe et de terrorisme. Un nouveau langage est ainsi forgé et les principaux médias faiseurs d’opinion publique légitiment le mensonge. H. Cohen en fait également allusion lors qu’il dit: «Il est aussi important de ne pas utiliser le terme "terrorisme" de manière abusive. Les opposants politiques y compris ceux qui peuvent être armés, ne sont pas des terroristes. Toutefois, ils peuvent être poursuivis s’ils ont commis des crimes contre l'humanité. Si nous commençons à appeler les opposants des terroristes, le terme perd son sens.»

Jose Antonio Bordallo, ex-ambassadeur d'Espagne à Kinshasa, il fait quelques mois s'exprime dans une interview à la revue Vida Nueva en ces termes: «Les accords (de Lusaka) présupposent la légitimité de la rebellion et, en même temps, notre inaction … Il n'existe pas de volonté politique de mettre fin à la guerre. A plusieurs occasions, il y a eu la mauvaise foi et les intérêts qui n'ont pas réussi. Entre-temps, il y a eu 3 millions de morts et 900.000 déplacés, les chiffres terrifiants qui n'ont pas l'air de troubler la conscience de personne». Il est injuste de condamner systématiquement toute résistance armée. Il peut y avoir beaucoup de générosité et d’héroïsme parmi ceux qui y prennent part, comme dans les unités de police dans chaque société. En effet, dans le cours de l'histoire, nombreux ont sacrifié leurs vies dans cette voie pour la cause de la justice. Nelson Mandela en est un bel exemple. Il n’a jamais accepté le chantage de ceux qui essayaient de le faire renoncer à la résistance armée. Et c’est pour cela qu’il a souffert prison pendant presque 30 ans. Pourtant, le monde entier, y compris ses ennemis et ceux qui l’ont mis en prison, reconnaît sa bonté et sa générosité.

2. Le pouvoir de la vérité

Il existe plusieurs expériences historiques de la décolonisation, de la chute de dictature, de la fin de l’apartheid qui ont réussi sans pour autant recourir à la violence. Les protagonistes dans ces changements ont toujours été les populations affectées. Mais le soutien de la communauté internationale a été primordial. Pendant des années, notre objectif utopique a été de contribuer par des dénonciations et l’usage de la pression à démontrer au lobbying à l’intérieur des gouvernements comme celui des Etats Unis d’Amérique qu’ils ont choisi un allié mal à l’aise, un allié génocidaire qui veut pourtant s’éterniser au pouvoir. La non-violence renonce à la force physique, mais sans la force morale de la vérité, sans la clarté et l’énergie dans nos dénonciations nous devenons comme du sel que ne sale pas ou de la levure qui ne fermente pas. C’est le paradoxe des certaines petites réalités qui peuvent, si elles restent fidèles à leur essence, provoquer des transformations considérables dans leur entourage. Dépourvu de cette force morale, même le dialogue et la négociation, irremplaçables dans le progrès vers la démocratie, tendent à basculer en transactions partisanes qui oublient les vrais intérêts des vrais protagonistes qui sont les populations.

Le silence des masses populaires auquel Einstein fait référence n’est pas souvent le résultat d’une simple indifférence, mais plutôt du un manque d’information et de l’ingénuité de la grande majorité sociale de la communauté internationale. Cela est rendu possible par les intrigues et les manipulations de certains petits groupes. C’est pourquoi nous ne devons douter pas du pouvoir inattendu et mystérieux de la vérité, mais aussi c´est d´ici l’importance de notre détermination de porter cette vérité à la communauté internationale. Dans un de leurs brillants documents, l'association belge SOS Rwanda-Burundi regrette aussi la façon que nombreux experts prestigieux ont été manipulés «Ces experts témoignent avec assiduité de tout côté, indirectement à travers leurs écrits ou directement comme témoins de l’accusation. Aujourd’hui, quand le mensonge qu'ils ont répandu a été découvert, il est y a évidence que ces illustres experts se sont impliqués dans le blanchiment d'un mensonge historique, comme tous les vendeurs de drogues.»

A cela s'ajoute le silence qui est la conséquence de nos sentiments d'impuissance face aux conflits énormes et à notre dépendance à "l'efficacité" en grande partie liée à notre culture qui n’accorde que la valeur aux résultats visibles et immédiats. Toutefois, les vies les plus fertiles ont été celles de ceux qui sont capables de dépasser cette commune appréciation de l'utile et l'inutile une fois confrontées aux réalités qui tendent à anéantir complètement nos efforts et possibilités. A titre d'exemple, face aux farces des grands médias internationaux et aux monstrueux génocides presque personne n'ose rien faire. Qui va aller changer les décisions et les agendas des grandes puissances ? Mais Gandhi le conçoit différemment «notre sentiment d'impuissance en face de l'injustice et agression vient de l'exclusion délibérée de Dieu dans nos affaires quotidiennes. » Il existe aussi chez les chrétiens une relation directe entre le manque de confiance dans la présence et la force de l'Esprit, qui intervient véritablement à l'histoire humaine et qui nous parle dans l’intimité de la conscience, et le manque de valorisation de la mission de la dénonciation. Le plus souvent, la conséquence en est la capitulation devant les résultats visibles et immédiats, «l'assistancialisme» par exemple, alors que les vraies racines de la pauvreté et de la guerre sont laissées toujours pour plus tard. Le commentaire de Don Helder Camara est très éloquent: «Quand je donne à manger aux pauvres on m'appelle un saint, quand je demande pourquoi il y a autant de pauvres, on m'appelle un communiste.»

3. La justice internationale

Avec le pouvoir militaire, la propagande a été, à travers l'histoire, une autre grande arme de conquête. Aujourd'hui plus que jamais, dans un monde où tant d'importantes déclarations et des conventions internationales sont formulées, on ne peut pas initier une agression sans qu'il y ait une justification honorable préliminaire qui doit être largement diffusée et imposée par les médias. Au cours des derniers mois le monde entier a vu comment le gouvernement de la superpuissance, les Etats Unis d'Amérique, ont décidé de créer de nouvelles et plus puissantes agences de propagande, avec une autorisation de commettre de telles actions perverses comme l’achat de journalistes professionnels en vue de désorienter l'opinion internationale. Ainsi, même l'imposante force militaire du FPR, avec l'appui des puissants gouvernements, lobbying et les multinationales qui l'ont choisi comme allié ont eu besoin de l'arme la plus redoutable que constitue la propagande internationale pendant toutes ces années.

Pour tout cela, la neutralisation de cette propagande, par les moyens des enquêtes et la démonstration de la vérité, s'avère être l'action la plus puissante non-violente en faveur de la paix. C’est dans cette esquisse des enquêtes, d'information et de sensibilisation que la communauté internationale peut comprendre correctement et apprécier l'importance de la voie d'une justice internationale. La capacité d'une plainte pour crimes de se transformer en catalyseur, étincelle ou moteur d'un changement profond dans l'opinion internationale est plus importante qu'un simple succès judiciaire, si important car elle sert particulièrement de lutte contre l'impunité. En plus de cette importante sensibilisation internationale et de la possibilité d'un succès strictement judiciaire, il existe d'autres effets de cette plainte qui méritent d'être pris en compte. Dans le domaine de la réconciliation par exemple, la vérité et la justice sont fondamentales. N'importe qui informe de ce conflit, ou de la dynamique des conflits en général, sait que la réconciliation, si importante pour recouvrer la paix, vient indéniablement à travers la reconnaissance de la vérité.

La commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, la commission Nationale sur la disparition des personnes en Argentine, le tribunal Russell aux Etats Unis, qui a continué comme le Tribunal Permanent du Peuple -présidé pendant plusieurs années par le lauréat du Prix Nobel de la Paix Adolfo Perez Esquivel qui fait parti de notre Forum pour la justice au Rwanda- entre autres plusieurs expériences similaires témoignent de l'importance que la vérité représente dans la réconciliation et la paix, même si à proprement parler il n’y a pas de juridiction légale. Et tout cela sans même se réfèrer à la dimension éthique, c'est à dire, à la profonde interpellation que n'importe quel génocide représente pour n'importe quel être humain. La dénonciation des criminels devant les courts correspondantes est une obligation éthique mais aussi légale. Le contraire, la no dénonciation, devienne une complicité qui permet aux criminels de continuer à perpétrer de nouveaux crimes.

A la fin de 1996, et au début de 1997 plusieurs milliers de réfugiés Hutus ont été systématiquement massacrés dans l'ex-Zaïre. Depuis lors, les membres des petites organisations comme la nôtre -Drets Humans, Inshuti, Fondation S'Olivar- avec une profonde foi dans le pouvoir de la vérité et convaincus que ce pouvoir ne dépend pas de la taille ou l´importance humaine du messager, avons fait tout ce qui est dans nos possibilités pour essayer d'influencer le cours de cette tragédie. Le père blanc Catalan Quim Vallmajo, le premier espagnol tué par le FPR au mois d'avril 1994 avait dit ceci un an auparavant «Mon travail comme prêtre est d'enseigner la vérité, la justice et l'amour. Et cela signifie rappeler les droits et les devoirs des grands et des petits, ceux qui commandent et ceux qui sont commandés». Espérons que la vérité qui, selon les paroles de Jésus, libère les hommes et les peuples, pourra un jour dans un proche avenir, opérer ce miracle de liberté dans la région des Grands Lacs en Afrique. Et pour que ce miracle se réalise l’apport de chacun de nous est la condition sine qua non.