Interview d’Enéas Gakusi par Christophe Boisbouvier (Radio France Internationale) - mai 2004
Présentateur :
« Aujourd’hui l’universitaire rwandais Enéas Gakusi. Voilà un homme qui  n’est pas franchement apprécié par les régimes successifs de Juvénal Habyarimana et de Paul Kagame.
Il a même dû quitter l’université de Butare en 1989 et aujourd’hui il vit en Europe. Il vient de publier aux éditions de l’Harmattan « Rwanda de la révolution à la contre révolution » avec toute une série de questions notamment pourquoi la compétition au Rwanda s’est toujours faite dans la violence depuis l’indépendance, est-ce qu’une ouverture démocratique est possible sous le régime actuel, il est votre invité Christophe… »

Christophe Boisbouvier : Enéas Gakusi, bonjour Enéas 
Gakusi : bonjour
CB : pourquoi 10 ans après le génocide il n’y a toujours pas de démocratie au Rwanda ?
EG : il ne peut pas y avoir de démocratie actuellement dans la mesure où le pouvoir est détenu par une minorité appuyée par une armée et des services de renseignements presque monoethniques et dans ces circonstances les institutions sont au service d’une ethnie et non de la population.
CB : pourquoi dites vous « armée presque monoethnique »
EG : parce que l’armée rwandaise n’est pas monoethnique mais 93% du commandement militaire actuellement est tutsi et 77% des personnes qui commandent l’armée rwandaise sont venues d’Ouganda.
CB : mais est ce que la nature autoritaire du régime actuel ne vient pas du système politique rwandais depuis l’indépendance ?
EG : le système rwandais a mal évolué depuis ce qu’on a appelé la révolution rwandaise de 1959…
CB : c'est-à-dire la révolution hutue ?
EG : oui, on peut l’appeler révolution hutue ; les institutions qui sont nées de la révolution n’ont pas évolué positivement parce qu’à partir du milieu des années 60 la préfecture de Gitarama d’où venait le président Kayibanda s’est taillée la part du lion au niveau du pouvoir ; les choses ont évolué négativement jusqu’au coup d’Etat de 1973 par Habyarimana.
Habyarimana avec la clique militaire du Nord a fomenté des troubles ethniques dans les écoles ; les Hutu ont chassé les Tutsi et Habyarimana a mis en place un système dans lequel il était interdit de penser politique, de parler de politique.
CB : alors il y a eu donc cette révolution de 1959 et ce que vous appelez cette contrerévolution de 1994, pourquoi les alternances ne se font que dans la violence ?
EG : parce que les institutions sont au service d’une clique de personnes…
CB : que ces cliques soient hutu ou tutsi ?
EG : que ces cliques soient hutu ou tutsi, oui.
CB : aujourd’hui le pouvoir affirme qu’il n’y a ni hutu ni tutsi, qu’il n’y a plus que des Rwandais, ceux qui disent le contraire sont accusés de divisionnisme, est-ce qu’il faut en passer par-là pour éviter de nouveaux massacres ?
EG : c’est un phénomène étrange. Pour certains aspects on revient au discours d’avant 1959, d’avant la révolution lorsque le roi, lorsqu’il clôtura le conseil supérieur qui s’était réuni pour étudier le problème hutu tutsi… quand le roi a dit qu’il n’y a pas de problème et que toute personne qui soulèverait ce problème serait traitée de criminelle.
CB : ce qui n’a pas empêché le massacre de nombreux Tutsi et le départ en exil de nombreux autres ?
EG : oui, il y a d’abord eu des leaders hutu tués puis après il y a eu des massacres de Tutsi; les plus grands massacres ont eu vraiment lieu en 1963 lorsque les exilés étaient presqu’aux portes de Kigali.
CB : et aujourd’hui vous avez le sentiment qu’on tient le même discours que le roi en 1958 ?
EG : oui le système politique actuel tient le même discours en disant : « il n’y a pas de problème hutu - tutsi » alors que comme en 1959 le problème numéro 1 actuel est le problème hutu - tutsi. Mais c’est un problème qui est créé par le pouvoir, je veux dire par-là que les Hutu et les Tutsi peuvent vivre ensemble, peuvent effectivement se marier, mais le problème est né parce qu’on a instrumentalisé les ethnies.
CB : mais même si ce clivage a été instrumentalisé il existe aujourd’hui, alors est-ce qu’il ne faut pas y mettre fin pour éviter de nombreux massacres ?
EG : le problème est que ce pouvoir a besoin de cela. Le pouvoir de Kagame a besoin de ce clivage tout en le niant et l’ethnie est un instrument du pouvoir.
CB : qu’est ce qui vous permet de dire que le pouvoir actuel continue d’entretenir ce clivage, alors qu’officiellement il le nie au contraire.
EG : dans la mesure où le pouvoir au Rwanda est basé sur les structures militaires le pouvoir aété accaparé par une minorité ethnique venue d’Ouganda mais cela est aussi valable pour ce qui concerne les hauts postes dans le secteur public et le secteur privé.
CB : est-ce qu’il peut y avoir une ouverture politique sous le régime actuel ?
EG : il faut croire aux miracles pour penser à cela. Ce pouvoir trouve des expédients, notamment créer de la tension dans le pays en disant « il y a des gens qui attaquent le Rwanda ou en allant créer du désordre au Congo ; il empêche les associations, la presse de s’exprimer librement en mettant en prison des gens qui pensent autrement que lui. En fait, si ce pouvoir acceptait qu’il puisse y avoir un processus démocratique, ce serait sa fin.
CB : mais à vous écouter, on a le sentiment que le dialogue est impossible alors..
EG : le dialogue reste possible mais si on veut un dialogue franc il faut aller en dehors du Rwanda et c’est comme ça que sous le haut patronage de Juan Carero Sarallegi, président de la fondation Solivar à Majorque 10 Rwandais Hutu, Tutsi, femmes et hommes se sont rencontrés le 2 mai – c’est tout récent - et ont convenu qu’il existe une interprétation différente de l’histoire du Rwanda en fonction des connaissances, des expériences individuelles ou collectives, mais que cela ne constitue pas un vrai handicap pour construire un avenir commun.
CB : cette rencontre n’a réuni que des opposants ?
EG : non, pas du tout, il y avait des gens qui sont en faveur du régime actuel, il y en avait qui sont contre et lorsque les gens peuvent se rencontrer en dehors du contexte qui règne au Rwanda, ils peuvent discuter et chacun amener les arguments de ce qu’il croit.
CB : Enéas Gakusi, merci.