RWANDA: De la terre de paix à la terre de sang ou de la terre de sang à la terre de sang avec des périodes d’accalmie?

De la tâche qui incombe aux survivants

Introduction

La présente réflexion a été faite après la lecture du livre de Valens Kajeguhakwa, Rwanda. De la terre de paix à la terre de sang et après?, Paris, Rémi Perrin, 2001. Elle a été dictée par le souci de fournir à ceux qui s’intéressent à l’évolution socio-politique du Rwanda et qui ont lu le livre, des faits qui ont été volontairement omis par l’auteur. Car nous pensons que le contenu du livre tel qu’il est pourrait en plusieurs points dérouter le lecteur non averti. En même temps, ceux qui n’ont pas encore lu le livre prendront connaissance, au fur et à mesure qu’ils liront la présente réflexion, des grandes lignes de cet ouvrage, que nous avons essayé de reproduire fidèlement. N’ont pas été oubliés ceux qui travaillent jour et nuit à la recherche de solutions aux problèmes des Rwandais. Ils trouveront dans la conclusion notre modeste proposition pour sortir du marasme qui gangrène le Rwanda et sa population depuis déjà des décennies.

Le livre de Valens Kajeguhakwa est conçu comme un témoignage sur le «drame qui a tenu le pays en haleine pendant la période qui va du mois d’avril au mois d’août 1990»; un drame dont l’auteur situe «les racines dans les années 60, plus précisément entre 1963 et 1965». Dans son cheminement, Kajeguhakwa poursuit quelques objectifs avoués: d’une part, plonger le lecteur «dans le passé millénaire du peuple rwandais et dans les déchirements fratricides qui ont endeuillé le pays pendant la décolonisation et sous la 1ère République»; d’autre part entretenir le lecteur des «péripéties d’un idéal mis à l’épreuve par les contradictions culturelles et socio-politiques de la IIe République, puis précipité par le destin dans les tragiques événements de 1990 à 1994». Notons d’emblée que la lecture de l’ouvrage permet de découvrir Kajeguhakwa surtout en tant qu’acteur politique au sein du FPR, au pouvoir à Kigali depuis 1994.

Ces différents points qui constituent la charpente de l’ouvrage ont sans aucun doute inspiré l’auteur dans le choix du titre de son livre. En effet, à bien lire ce que l’auteur présente de la page 7 à la page 8 sous la rubrique «Aperçu historique», cette «terre de paix» se situerait des origines jusque vers la fin du XXe siècle. Car dans cet «aperçu», c’est à cette époque qu’apparaît le mot «querelle» lorsque l’auteur parle du renversement et de la mort du roi Mibambwe IV Rutalindwa survenus en 1896, juste à la veille de l’occupation européenne. Les querelles alimentées par ces événements tragiques perturbèrent, selon l’auteur, «l’unité monarchique où Hutu et Tutsi se côtoyaient en bonne intelligence».

Dès lors, on passa à la «terre de sang» qu’il illustre entre autres par «les querelles des années 1950 entre les élites hutu et tutsi non résolues par l’administration tutélaire, lesquelles querelles, continue l’auteur, seront répercutées et amplifiées au sein de la paysannerie. Eclata alors ce que les uns appellent la révolution de 1959, les autres la révolution assistée, d’autres les troubles de 1959. Quelle fût assistée ou non, l’auteur note que cette révolution sera à lorigine de lépineux problème des réfugiés tutsi de 1959, condamnés à lexil jusquen 1994.» L’époque de la «terre de sang» est révolue, confirme l’auteur, et dans l’«après» cette époque, «son seul combat pour le Rwanda reste celui de l’unité retrouvée».

I. De quelle «unité», de quelle «paix» monarchiques «où Hutu et Tutsi se côtoyaient en bonne intelligence» s’agissait-il?

La lecture des «Récits historiques du Rwanda» dans la version de C. Gakanisha, tels qu’établis par A. Coupez et T. Kamanzi et publiés en 1962 par le Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) permet de relativiser cette façon d’envisager le passé pré-colonial rwandais. Quelques extraits de ces récits en rapport avec le sujet ont été relevés par le Professeur Maniragaba Balibutsa dans son ouvrage Une archéologie de la violence en Afrique des Grands Lacs, Libreville, 1999, de la page 123 à la page 135.

Les récits inventoriés sont surtout les récits n°3, 12, 13, et 14. Dans le récit n°13, il a relevé l’épisode se rapportant à la mort de Nzira. Il écrit: «La fin de ce récit n°13 (110-113) raconte comment Ruganzu, rejoint par ses Ibisumizi a tué Nzira et sa mère Nyiranzira ainsi que le massacre qui a suivi: ‹Il (Ruganzu) se lève alors et se tient debout au centre de la maison de Nzira, disant: ‹Hé Nzira,› dit-il. Il l’appelle avec des insultes: Puisse Nzira vivre autant de jour qu’en souhaite l’hyène, puisse-t-il vivre autant de jours que dure la rosée. Lève-toi, Ruganzu t’a attaqué, l’Impavide t’a attaqué, ...le victorieux t’a attaqué, l’Impavide, il est l’Excitation des armes; ne crois pas qu’il tarde›. Nzira se réveille encore sommeillant et, tandis qu’il est ainsi désorienté, Ruganzu l’arrache du lit et le précipite au centre de la maison, brisant de son corps un pilier en deux. L’ayant amené près du pilier de l’entrée, il lui donne un coup de serpe au cou, et la tête roule dans l’enclos. Nyiranzira sort précipitamment de l’arrière-cour. 111. Elle vient en toute hâte en disant ‹Mon cher Nzira, je t’avais dit qu’il te serait fatal de prendre Ruganzu en ton service›. Ruganzu la guette avec sa serpe, il lui donne un coup de serpe à la base du crâne, lequel va rouler avec celui de son fils. Il dit: ‹Tu l’as mis en garde contre moi, mais j’ai eu plus de chance que toi›. 112. Après avoir tué Nzira, Ruganzu tue Nyiranzira. Il dit ensuite ces mots: ‹Tu m’as percé à jour, mais j’ai eu plus de chance que toi›. Après avoir fiché sa lance en terre, Ruganzu élève la voix pour s’adresser aux Ibisuumizi, aux Abadakonja, aux Abakonjaguranyi et aux descendants de Ngweja fils de Munyambo, les descendants des Abakongori. Il leur dit: ‹Vous me permettrez de tuer – tuez les gens de la maison, mais les Ibisuumizi tueront ceux des collines›. 113. Les Ibisuumizi tuent donc ceux des collines – il s’agit là des Ibisuumizi – ils attaquent les collines et tuent les habitants, ils tuent les braves, ils tuent les Ibinda, ils tuent les autochtones; les autres gens quelconques, menu peuple du roi, tuent les gens de la maison de Nzira, ils les tuent...» [Maniragaba Balibutsa, op. cit., pp. 132-133.]

Le Professeur Balibutsa cite encore le récit n°14 (27-30). Il est consacré également aux conquêtes de Ruganzu et de ses Ibisumizi cette fois-ci au Sud du Rwanda, dans le royaume de Nyarugi. Il relève ceci: «Soudain, ils attendent les Ibisuumizi qui sont parmi les Hutu, jurant, tuant et jurant. Muyenzi sort de là et dit: ‹Je me suis laissé devancer. 28. Il ne faut pas que les Ibisuumizi me devancent›. Son père et lui sortent de là et ils jurent en même temps. Muyenzi donne un coup de lance et jure. Quand quelqu’un a tué jusqu’à six hommes – les Ibisuumizi sont occupés à jurer – quand il a atteint son sixième homme, quand il arrive au septième, ils lui défendent de jurer. 29. Quand Muyenzi frappe quelqu’un, l’un des Ibisuumizi appelé Nyantaba, fils de Kabiibi, l’authentique Umwega, oncle maternel du roi, jure avant lui. Cela surprend fort Ruganzu et lui cause de la peine. Il dit: ‹Tu empêches mon héritier d’arriver jusqu’à sept›. Les Ibisumizi déposent les lances par terre, ils applaudissent aussitôt et disent: ‹Nous te remercions pour le roi que tu nous donne et parce tu nous le donnes en présence d’un nombreux public›. 30. Ils continuent de combattre, ils combattent alors, sans plus s’occuper d’autre chose. Ils vainquent les Hutu, les tuent, les exterminent. Ceux qui restent, les tout derniers, s’enfuient, ils leur échappent et s’en vont. Les Ibisuumizi rentrent aussitôt du combat avec le roi Ruganzu et son fils Muyenzi, ils longent tout ce versant de colline avec les trophées et les cadavres qu’ils portent...» [Maniragaba Balibutsa, op. cit., p. 133.]

D’autres faits et gestes entourant le règne de Ruganzu et qui permettent de relativiser cette «paix» de l’époque pré-coloniale sont consignés dans le récit n°13. Il y est dit entre autres ceci: «1. Ruganzu, son propre éclaireur, fils-du-conquérant, possesseur de la hache qui vainc les plus grands arbres, a frappé de celle-ci Nyagakeecuru à Ibisi-lez-Huuye [même dans l’original nous avons trouvé ce «lez» et nous pensons que l’auteur voulait écrire «de»: Note De La Rédaction] et éparpillé ses cheveux blancs; il a tué Nyaruzi fils de Haramanga dans l’Umukindo, près de Makwaza; il a tué Gisuureere à Suti-lez-Banega; il a tué également Gatabirora, fils de Kabiibi fils de Kabirogosha, le petit Shi qui s’était imposé par la terreur à Kabira-lez-Ngabo. 2. Ruganzu a razzié les Brumes à l’étranger; il a razzié les Impara à Mutwinjira-mpogazi, et les femmes acariâtres, il les a frappées à Munyinya-les-Mpomboori, Ruganzu est son propre éclaireur, fils du conquérant, il espionne lui-même avant d’attaquer. 3. Ruganzu s’appelle Ruganzu et il est donc le vainqueur. Il est son propre éclaireur fil-du-conquérant possesseur de la hache qui vainc les plus grands arbres, de laquelle il a frappé Nyagakecuru à Ibisi-lez-Huuye, accompagné de ses Ibisumizi, Ruganzu avait avec lui Nyantabana, fils de Kabibi, authentique Umwega, oncle maternel du roi. Nyantabana a donné au bord d’une baraque un coup de lance à un Shi, dont les dents ont sauté de la bouche; et il a dit: ‹Que je tue moi le Présage, qui ne craint pas les athlètes! Quand je tue les Ibisumizi tuent à leur tour...› 6. Ruganzu était avec l’Envahisseur, le Rejeton de la compagnie. L’Envahisseur est descendu de Mugana-lez-Gitembe en murmurant qu’il rentre bredouille, alors qu’il avait tué cinquante Hutu...» [Maniragaba Balibutsa, op. cit., pp. 131-132.]

Durant l’époque pré-coloniale, les rois nyiginya étaient donc perpétuellement en conflit avec leurs voisins, conflits dont la finalité était l’agrandissement de leur royaume et les razzias des troupeaux de vaches. Le royaume nyiginya fut donc construit et consolidé au moyen de la lance, de l’arc et de la flèche. Avec ces armes, Ruganzu Ndoli «incorpora... le Rukoma oriental, presque tout le Kabagari, tout le Nduga et le Mayaga... Son royaume... couvrait un espace d’environ 40 km, sens Ouest-est, sur 65km Nord-sud, soit à peu près 10% du territoire de la République du Rwanda actuel.»[Cf. Jan Vansina, Le Rwanda ancien: Le royaume nyiginya, Karthala, 2001, p. 69.] En plus de ces conquêtes territoriales, Ruganzu fit également des razzias qui ne furent pas non plus facteurs de paix. A ce sujet Jan Vansina écrit: «Ruganzu se vante d’être l’homme qui attaque les pays étrangers pour y razzier des vaches pour augmenter ses troupeaux. Ainsi Ndori aurait au moins constitué deux troupeaux de ses prises de guerre, un bétail razzié au Bunyabungo et un de bétail razzié au Bugara... Ces razzias étaient donc fort destructives. Le conteur peut narrer avec complaisance comment Ndori se rend chez un petit seigneur en train de superviser les travaux des champs. Il se propose d’aider et commence à houer mais arrivé près de lui il le tue soudainement d’un coup de houe, et appelle ses compagnons (son armée) cachés aux alentours. Ils les tuent sur la colline et détruisent tout et se retirent chez eux chargés du butin. Mais du point de vue de ses victimes ce Ruganzu et sa bande étaient des brigands de grands chemins, battant la campagne à la recherche de rapines. Leur apparition était la pire des calamités. Pour s’en préserver beaucoup n’eurent d’autre choix que de fuir son voisinage. Or, Ndori et sa bande recherchaient surtout des troupeaux et ses victimes préférées étaient donc les éleveurs plutôt que les agriculteurs, chez qui on ne pouvait récolter qu’une ou deux têtes de bétail à la fois. Contrairement à l’impression générale donnée par les récits historiques, ce sont donc surtout les éleveurs qui ont dû souffrir de ses déprédations. Et ce seront sans doute eux aussi qui tenteront en premier lieu d’échapper le plus à ce fléau qui accompagna la formation du royaume. Ainsi les souvenirs des pasteurs du Bigogwe qui affirment que leurs ancêtres sont arrivés à cette époque illustrent un processus bien réel... La construction du royaume se serait donc accompagnée d’un certain déplacement de populations cherchant un refuge et beaucoup d’entre eux ont dû se diriger vers les forêts de montagne, encore inoccupées et moins accessibles...» [Jan Vansina, op. cit., pp. 74-75.]

Plus récemment encore, nul n’ignore la terreur et la désolation que les guerres de conquête et les razzias planifiées par Kigeli Rwabugili (1853-1895) ont provoquées aussi bien sur le territoire occupé par l’actuelle République rwandaise que dans les régions environnantes. [Voir à ce sujet, D. Newbury, Les campagnes de Rwabugili: Chronologie et bibliographie, in: Cahiers d’Etudes africaines, 14, 1, (53), 1974.]

Des guerres de compétition et des intrigues étaient également fréquentes à la cour nyiginya. Jan Vansina donne quelques situations tragiques qui ont caractérisé le XIXe siècle et surtout le règne de Rwabugili. Il s’agit entre autres de «la destruction des Abagereka vers 1869-1870, l’assassinat de la reine mère vers 1876 peu après la reprise du pouvoir par Rwabugiri, la mort du favori Nyirimigabo vers 1885... le coup d’Etat de Rucunshu qui plaça Musinga sur le trône en janvier 1897.» [Jan Vansina, op. cit., p. 211.] A propos des Abagereka, Vansina écrit: «Pendant une année au moins les Abagereka purent continuer à tenter de discréditer la nouvelle reine mère [Murorunkwere: NDLR.]. Mais finalement celle-ci fut assez forte pour que Nkoronko et Rwampembwe, un fils de Nkusi, puissent les attaquer. Après une bataille en règle entre leurs armées respectives près de Nyanza, Rugereka fut vaincu et tué. Tous les membres de sa famille et leurs adhérents les plus notoires, soit plus de deux cents personnes de l’aristocratie en tout, furent traqués et massacrés. Ce fut une hécatombe qu’on n’oubliera jamais. Les biens considérables des Abagereka furent donnés à Rutezi, frère de la reine mère, qui commença ainsi à renforcer le poids politique de son lignage kono au détriment des Ega.» [Jan Vansina, op. cit., p. 212.]

Avec ces quelques faits relevés plus haut (il y a bien d’autres), peut-on parler encore de «paix» et d’«unité» monarchiques? Rien qu’à considérer la succession des roi nyiginya, cette «unité» devient illusoire à cause de l’existence de plus en plus confirmée de trois dynasties qui auraient régné sur le royaume nyiginya, à savoir les dynasties nyiginya, hondogo, et hinda dont les fondateurs respectifs seraient Ruganzu Bwimba, Kigeli Mukobanya et Ruganzu Ndoli. Au fait, les recherches tendent à montrer que les changements dynastiques impliquant des événements violents, voire la conquête militaire d’un clan étranger, ont été masqués par les traditionalistes officiels afin de sauver le mythe de la continuité héréditaire du pouvoir sacré.

Somme toute, la «paix» et l’«unité» nationales durant l’époque pré-coloniale n’était pas à l’ordre du jour. Jan Vansina va même à écrire qu’«à partir du règne de Rujugira le pays vivait presque continuellement en état de guerre». [Jan Vansina, op. cit., p. 101.] Les faits relevés plus haut corroborent cette position et montrent que la tendance était plutôt à l’institution de la violence, à la glorification du plus fort, à la spoliation, voire à l’écrasement du plus faible. Les germes de l’ethnisme étaient plutôt déjà là. C’est cet «ethnisme endogène» que les Européens, à leur arrivée, vont récupérer et exploiter à la façon qui les avantage, notamment sous l’angle du mythe hamite.

II. De la racine du mal rwandais

Le mal rwandais ne plonge pas ses racines, ni à l’époque coloniale ni en 1959. Kajeguhakwa semble d’ailleurs aussi le confirmer lorsqu’il écrit: «Je n’étais pas de ceux qui voulaient affirmer que le Rwanda ancestral était un paradis terrestre. Comme partout en Afrique noire pré-coloniale des injustices avaient été commises par les dirigeants traditionnels et pendant longtemps...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 87.] S’il s’était donné la peine de s’attarder sur ces injustices et surtout sur leur ampleur, il aurait sans doute constater que «la terre de paix» dont il parle n’était pas à confondre avec le territoire rwandais pré-colonial, encore moins avec le royaume nyiginya pré-colonial.

Au fait, quand les Européens arrivèrent sur le territoire rwandais, ils trouvèrent un terrain d’application des idées racistes héritées de la raciologie du XIXe où ils distinguaient des races supérieures et des races inférieures. Ce terrain d’application avait été bien préparé par le système socio-politique nyiginya qui avait précédé leur arrivée. L’idéologie de domination que la dynastie nyiginya avait développée sur ce territoire considérait ses membres (notamment le roi) comme des êtres supérieurs, des nés-pour-gouverner et avait déjà catégorisé les Rwandais en êtres supérieurs et en êtres inférieurs. Les nyiginya ne se définissaient-ils pas comme les «Tombés du ciel» («Ibimanuka»)? C’est cette idéologie qui fut récupérée par les Européens: les «Ibimanuka» furent assimilés à la soi-disant «race supérieure des ‹Hamites› », louant ses qualités (intelligence, beauté, etc.) tandis que le reste de la population était classé dans les «races inférieures», arriérées, laides... Cette assimilation n’était pas en contradiction avec l’idéologie de domination que la dynastie nyiginya avait initiée avant l’arrivée des Européens, elle en était, au contraire, une justification, un soutien, une légitimation. Et de fait, aucun membre de la dynastie nyiginya qui était au pouvoir et qui pourtant se disait être le représentant de tous les Rwandais ne s’est élevé, ni contre cette «hamitisation» des dirigeants, ni contre cette «racialisation» de la société rwandaise. Même plus tard, les «lettrés» plus proches de cette dynastie, notamment l’Abbé Alexis Kagame, pourtant apparemment critique vis-à-vis des apports occidentaux, s’improvisèrent en grands vulgarisateurs de la néfaste théorie. [Voir à ce sujet Alexis Kagame, Inganji Kalinga. (Tome I), Kabgayi, 1943.]

La résistance de Musinga contre le pouvoir européen constaté notamment à travers son refus réel d’accompagner le mouvement de conversion au catholicisme durant la période d’occupation belge et qui lui valut, le 12 novembre 1931, la perte du trône qu’il avait usurpé, ne se fondait pas sur la volonté de couper court à cette falsification de l’histoire du Rwanda. Si tel en avait été le cas, il se serait prononcé contre cette manipulation de l’histoire du Rwanda sous l’angle du mythe hamitique dès les premiers contacts avec les Allemands, puisque c’est à ce moment là que cette tragique manipulation a vu le jour. Nous pensons plutôt que cette résistance se fondait bien sur la crainte de voir son autorité diminuée. C’est pourquoi d’ailleurs cette résistance fut dure durant l’occupation coloniale du Rwanda par les Belges.

En effet, dès leur arrivée sur le territoire rwandais au lendemain de la première guerre mondiale, les Belges se sont employés à réduire le pouvoir de Musinga. A ce propos, Louis de Lacger écrit dans son ouvrage Ruanda II. Ruanda moderne, Namur, Grands Lacs, 1939, pp. 124-126: «Une des premières mesures que prit le commissaire royal, d’accord avec le gouvernement de la métropole, fut de dépouiller les souverains indigènes de leur droit inconditionné sur la vie et les biens de leurs sujets. Le jus gladii fut réservé au roi des Belges... Le major Declerq signifia à Musinga qu’il était dorénavant déchu de cette prérogative... En juillet 1917, parurent une série de décrets signés par Musinga, contraint et forcé, qui constituaient une entrée résolue et décisive dans la voie des réformes constitutionnelles. La superficie des lopins de terre attribués à chaque foyer de bahutu devait être doublée, grâce surtout aux bas-fonds marécageux jusque-là accaparés par les propriétaires vachers pour la pâture de leurs bêtes en saison sèche. Les corvées seigneuriales des mainmortables seraient réduites à deux jours sur cinq, les trois autres jours étant pour la culture des domaines privés. La liberté de religion était proclamée, non seulement pour les vilains mais encore pour les patriciens sans exclure les membres de la famille royale…»

Sous le règne de Rudahigwa, la relecture de l’histoire du Rwanda sous l’angle de mythe hamitique fut institutionnalisée. En effet, si Musinga qui, pour ses raisons, s’était montré farouchement opposé au pouvoir européen, n’avait pas levé son doigt pour s’opposer à cette relecture, ce n’était pas non plus son fils Rudahigwa qui allait le faire. Il ne fit rien pour se démarquer de cette manipulation de l’histoire d’où les soi-disant éclaireurs du peuple n’ont cessé et ne cessent de s’abreuver. Au fait, il était choisi par les Européens et intronisé par eux au mépris des traditions et d’aucuns le considérait comme l’instrument du régime belge. [Kajeguhakwa, op. cit., p. 53.]

Ce fut sous ce règne que l’application du mythe hamitique produisit des contrecoups mémorables. Les propagateurs des «schémas racistes» étaient, au cours de ce règne, devenus non seulement plus nombreux mais aussi plus actifs dans la vie quotidienne des Rwandais. De plus, ils jouaient le rôle fort important de décideurs. Ainsi, dans les domaines de l’enseignement et de l’administration, c’était l’autorité mandataire et les missionnaires Pères Blancs qui se réservaient le dernier mot. Ils se prononçaient aussi bien sur l’orientation des écoliers ou des élèves que sur la nomination des chefs. Dans leurs décisions, ils se laissaient guider par les idées qu’ils se faisaient à l’endroit de chacune des composantes de la société rwandaise. Ceux qu’ils considéraient comme des «intelligents-par-nature», des «chefs-nés», se trouvèrent favorisés au détriment de ceux qui, selon eux, étaient des «timides», des «serfs-nés». Quand elle fut introduite dans l’enseignement, cette vision néfaste aboutit, comme on pouvait s’y attendre, à des résultats fort contrastés. [Voir à ce sujet le tableau n°1 reproduit ci-après et tiré de R. Cornevin, Histoire de l’Afrique III, p. 514.]

Année

Elèves Tutsi

Elèves Hutu

Elèves Congolais

 

du Rwanda

du Burundi

 

 

1945

46

0

3

-

1948

85

2

11

-

1953

68

3

16

-

 

Tableau n°1: Origine des élèves du groupe scolaire d’Astrida au cours des années 1945, 1948 et 1953

Les mêmes disparités se retrouvaient également dans l’administration. En effet, l’école d’Astrida qui était habilitée à former les agents de l’administration (les chefs et les sous-chefs) étant majoritairement fréquentée par les membres de la dynastie nyiginya. Il va sans dire que c’était ceux qui y étaient majoritairement représentés qui domineront aussi l’administration.

III. De la genèse de la révolution de 1959

Ce sont notamment les disparités constatées dans les domaines que nous venons d’évoquer qui conduisirent aux revendications des années 1959 et qui aboutirent à la révolution populaire de novembre 1959. Valens Kajeguhakwa réserve quelques pages de son ouvrage aux événements qui caractérisèrent cette période. Il évoque notamment la mort du roi Mutara Rudahigwa survenu en juillet 1959, la formation des partis politiques: l’UNAR créée le 13 septembre 1959, le RADER le 14 septembre 1959, l’APROSOMA le 15 février 1959 et le PARMEHUTU le 9 octobre 1959. Sur ce, Kajeguhakwa enchaîne: «Au mois de novembre, des troubles éclatent dans la circonscription diocésaine de Kabgayi, puis se répandent dans tout le pays». [Kajeguhakwa, op. cit., p. 83.] Les préludes à l’éclatement où l’on retrouve entre autres les revendications des opprimés ainsi que les réponses des dirigeants ainsi que les événements décisifs qui mirent la poudre au feu sont presque entièrement omis par l’auteur. Ce manquement apparemment voulu et biaisé nous pousse à revenir sur ces préludes.

La période de 1956 à 1958 fut marquée par l’ouverture des «élites rwandaises» au débat politique. L’analyse des documents produits durant cette période permet de se rendre compte de l’ampleur du fossé que l’«idéologie de domination» initiée dès la période pré-coloniale, véhiculée notamment dans les poèmes dynastiques et revue sous l’angle du «mythe hamitique» durant la période coloniale n’avait cessé de creuser entre les différentes composantes de la société rwandaise.

Trois documents s’y apprêtent le mieux, à savoir: le Manifeste des Bahutu du 24 mars 1957 et les deux Lettres des «12 bagaragu b’ibwami bakuru» («12 grands serviteurs de la cour royale»), signée respectivement les 17 et 18 mai 1958. En ce qui est du Manifeste des Bahutu, les auteurs utilisent les termes «races» pour désigner les trois groupes de la population rwandaise. Seulement, en dépit ce langage qui se réfère au mythe hamitique, les signataires se disent ne pas vouloir instaurer une politique raciste ou raciale au Rwanda. Aloys Munyangaju, commentant ce Manifeste, disait en 1959: «Au demeurant, ce que les Bahutu réclament n’est: